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Gros plan sur l'écrivain algérien Tahar Djaout

Tahar Djaout et la démocratie

Dès l’introduction du multipartisme en Algérie en 1989, s’est posée la question de savoir si les islamistes sont solubles dans la démocratie. Trente ans après cet événement, la même question vaut d’être soulevée, je crois, à propos de l’ensemble des Algériens.

Cela dit, j’observe, mis à part quelques exceptions, que les écrits journalistiques s’inscrivent dans des tendances analytiques labyrinthiques et les réflexions de nos écrivains dans un militantisme anti-islamiste simpliste, stérile, répétitif et sclérosé.  Ce discours nous décrit un monde manichéen divisé entre les bons et les méchants et l’idée de la démocratie elle-même est ramenée à l’aune de cette vision pauvre et médiocre. La célèbre phrase du regretté Tahar Djaout « La famille qui avance et la famille qui recule » est souvent revendiquée comme emblème identitaire des tenants de ces discours. C’était le titre de sa dernière chronique parue dans Rupture du 25 mai 1993 quelques heures avant son assassinat.

Les questionnements de Djaout

On comprend à la lecture de son texte qu’il avait espéré de la part de l’État une intervention énergique contre les intégristes islamistes quitte à ce que la démocratie en pâtisse. Pourvu insistait-il que l’Algérie ne sombre pas dans les ténèbres. Le journaliste s’inquiétait du sort d’un dialogue que le HCE s’apprêtait à engager avec cinq formations politiques d’opposition dont une seule uniquement lui avait paru mériter la qualité de parti démocrate : leRCD. « Espérons avait-il écrit que le pouvoir, qui a admis en janvier 1992 que la loi du nombre n’est pas toujours omnipotente, tende la bonne oreille et fasse le bon choix ». Pourtant Tahar Djaout poursuit sa réflexion en avouant implicitement qu’il peut avoir fait une erreur de jugement. Il se demande si « le pouvoir, qui, depuis 1962, se succède à lui-même, n’aurait-il interrompu l’absurde processus électoral d’il y a un an et demi que pour préserver cette continuité dans la succession et non, comme beaucoup le croient, pour sauver l’Algérie ».  Et l’écrivain d’ajouter « La démarche adoptée et les choix arrêtés prochainement permettront de répondre à cette question ».

La famille qui avance, la famille qui recule : le détournement de sens

Le lendemain Djaout ne sera plus de ce monde.  Un quart de siècle est passé depuis son odieux assassinat. Néanmoins le temps a apporté une réponse à la question qu’il s’était posée.  Je crois que le plus grand hommage qu’on puisse rendre à l’auteur des Vigiles est de tirer les leçons de son engagement en faveur de l’idée que la résorption de l’intégrisme islamiste réside dans une intervention de l’État en faveur des démocrates.

Alors que feu Djaout nous conseillait post-mortem de choisir une autre voie que celle qu’il avait tentée de suivre lui-même, beaucoup se sont empressés de faire acte de serment de fidélité à une posture à laquelle il n’aurait pas tardé à renoncer s’il était resté en vie. Disons-le crûment «  la famille qui avance » dans l’optique djaoutienne repose sur la solidarité démocrates-armée. L’idée politique de Tahar Djaout consiste à dire que le pouvoir détenu par les militaires s’il a la volonté de combattre l’islamisme a intérêt à nouer une alliance avec le courant démocratique.

Or, ce qui s’est passé ultérieurement montre non seulement que les dirigeants militaires n’en ont cure du courant démocratique mais qu’ils lui préfèrent le courant islamiste. Ce choix leur est dicté par le fait que le compagnonnage avec les conservateurs leur permet de bloquer toute alternative à leur mainmise sur les leviers de commande du pays. En un mot les décideurs de l’armée ont besoin de « la famille qui recule » et ne voient pas forcément dans les supposés démocrates « la famille qui avance 1».

La démocratie post-guerre civile : un leurre

Que de fois après Djaout, le pouvoir avait-il renouvelé ces rounds de discussions avec les partis dont l’écrivain rapportait en son temps les premières ébauches ? Que de fois n’a-t-on pas vu le pouvoir faire appel à des formations sans consistance ou à des appareils connus pour être des locomotives évoluant dans le sens inverse de celui qui mène vers le progrès ?

L’arrivée de Bouteflika a eu pour conséquence de sonner le glas d’une presse qui nous brossait régulièrement de sémillants portraits de potentiels présidentiables qui incarneraient des alternatives possibles. Finie donc cette époque où nous voyions sur les manchettes des journaux quelques unes de ces figures que les événements d’octobre avaient fait sortir de l’ombre : Louisa Hanoune, Saïd Sadi, Aït Ahmed ou Mahfoud Nahnah. Le temps a fait son œuvre et ces figures ont été politiquement renvoyées au passé. Mais aujourd’hui c’est sur le général Gaïd Salah, le général Benhadid, le général Hamel et le général Toufik que la presse bruit de détails croustillants. De certains, quelques titres nous en font même des portraits sympathiques et saisissants.

L’anthropologie aurait beaucoup à dire sur ce désir social qui donne à voir dans l’être algérien quelqu’un qui se croit avoir du mérite (objectivement ou subjectivement) pour se faire reconnaître par le pouvoir comme son protégé. Toute la mécanique du fameux piston se trouve lovée dans ce sentiment à priori légitime et que pourtant on serait tentés de dénoncer dès que le bénéfice va à un clan tiers.

De cette idée principale – que le pouvoir a le pouvoir de donner un sacré coup de main à un pan de la société pour en contrecarrer un autre – ont découlé des sous-idées perverses telle que celle qui préconise que la loi ne mérite pas d’être appliquée à tout le monde, que les droits de l’Homme ne sont pas applicables sur une catégorie particulière de citoyens, que telle personnalité n’a pas le droit de fonder un parti politique, etc, etc.

Le pouvoir qui est le premier à comprendre cette psychologie sociale voit ainsi son autoritarisme renforcé puisque des acteurs politiques n’ont pas hésité, par exemple, à l’inciter à violer ses propres lois et à juger selon ses propres canons du bien-fondé des agréments des partis politiques qui ne défendent pas la même ligne que la leur.

Il y a dans ce système quelque chose qui rappelle le régime des janissaires. Qu’on se rappelle  de sa genèse. On fait appel à Barberousse pour nous sauver des Espagnols, mais une fois le pouvoir qu’on a aidé à s’installer est devenu fonctionnel ;  on fait tout pour attirer l’attention sur soi en vue d’obtenir des gratifications en faveur de sa propre famille ou de sa propre tribu.

Depuis trente ans nous avons des partis politiques d’opposition et même beaucoup et de toutes les obédiences : progressistes, islamistes, démocrates, arabistes, berbéristes, socialistes, communistes, islamistes. Mais aucun d’eux n’a pu triompher des élections. Depuis trente ans nous participons plus ou moins à des joutes électorales dans lesquelles aucun candidat ne s’affronte. Soit une décennie de guerre civile et deux autres de bouteflikisme.

La démocratie est demeurée juste un slogan, une réclame publicitaire mensongère qui témoigne de l’impasse politique dans laquelle l’Algérie s’est emmurée.

Si la démocratie reste une voie qu’il faut à l’Algérie urgemment emprunter, qu’on se dise que les régimes démocratiques sont caractérisés par l’existence d’une gauche et d’une droite et non par deux parties dont l’une serait en retard et l’autre en avance. J’entends encore Tahar Djaout qui nous prévient du risque que le pouvoir fasse mine de s’attaquer à « la famille qui recule » pour mieux garantir sa pérennité et attention aux chants de sirènes émanant de cercles occultes qui, dans les moments difficiles, incitent « la famille qui avance » au… réveil !

(Mis à jour le 25 décembre 2022)

NOTES :

  1. Mais, il y a lieu de souligner la nouvelle charge sémantique que prend le mot de Djaout suite à son assassinat. L’espoir du journaliste-écrivain de voir émerger une alliance entre décideurs sécuritaires et acteurs du courant démocrate se fonde sur l’hypothèse qu’une telle alliance serait en mesure d’empêcher les violences et de lutter pacifiquement contre le courant fondamentaliste. Hélas, cette prédiction ne se réalise pas. Pis, elle va se réaliser d’une certaine manière avec toute l’ambiguïté que requiert la présence islamiste à travers un courant opposé aux radicaux de sa propre famille mais allié à un pouvoir manipulateur et violent. Au fur et à mesure que le terrorisme se développait, une frange de « démocrates » soutient ouvertement ce qu’elle a considéré comme la violence légitime de l’État. C’est ainsi que  « la famille qui avance » et « la famille qui recule » tendaient à être séparées par des cohortes de morts.

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