Le 5 juillet dernier alors que l’on fêtait le 56e anniversaire de l’indépendance, l’attention de beaucoup d’Algériens a été attirée par la présence dans le défilé d’un portrait géant du chef de l’État. Porté par des Scouts, il fut applaudi devant la tribune officielle. Retour sur un rituel qui n’est pas aussi nouveau qu’on pourrait le croire.
On est le 25 février 2012, je me trouve à la salle de cinéma Sierra Maestra, ex Hollywood, dans le centre d’Alger. J’y viens couvrir pour le compte d’un quotidien algérois le congrès constitutif d’un nouveau parti politique : le Parti des jeunes d’un certain Dr Hamana Boucharma. Cette formation politique fait partie d’un groupe de 30 nouveaux partis dont le dossier d’agrément vient d’aboutir. C’est la première fois depuis la venue aux affaires de Bouteflika que l’administration délivre des agréments à des partis politiques.
Et donc c’est par lot que maintenant celle-ci les admet, après un gel, du traitement des demandes qui aura duré 13 ans, et ce, en violation de la loi.
Comment va se présenter ce parti, quel est son programme, comment compte-t-il se positionner dans le champ politique ? J’attendais avec curiosité de voir ce qui allait sortir du tréfonds de la société algérienne.
A peine suis-je entré dans la salle qui était pleine à craquer par une foule de militants, que j’aperçois le portait officiel d’Abdelaziz Bouteflika. Peu de temps après, Hamana Boucharma faisait son apparition. Il est emmitouflé dans un pardessus gris et un pantalon en tergal. Deux femmes habillées de tailleurs et trois hommes arborant des costumes gris sans cravate sont à ses côtés. Ils sont membres du bureau qui doivent présider les travaux du congrès. Dans un arabe châtié, Boucharma qui rejoint la tribune sous le portrait de Bouteflika, entame son discours en dénonçant d’emblée le traitement réservé aux jeunes par les autorités. Sans transition il se met à louer les mérites du premier magistrat du pays en lui donnant du fakhamatouhou (son excellence). A l’évocation du nom de Bouteflika, les ovations fusent, contraignant ainsi l’orateur à marquer une pause.
J’ose approcher une jeune consœur hidjabée (voilée) : – « Vous ne croyez pas qu’il se passe quelque chose d’anormal ? On fonde un parti politique censé être d’opposition et qui se réclame du chef de l’État ? ». Mon interlocutrice me regarde avec étonnement : – « C’est une marque de respect envers le président de la République » dit-elle péremptoire. J’ai essayé de lui expliquer qu’en politique, il est permis de critiquer un président. Après quelques minutes d’échanges, je réalisais que nous avions entamé un dialogue de sourds.
Il y a à peu près une année le pays était secoué par des émeutes de « l’huile et du sucre » . Un mouvement politique d’opposition, la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) était née dans le sillage de ces manifestations violentes. La CNCD avait en vain appelé au départ du régime en place. La contestation avait duré jusqu’au mois de juin 2011 mais sans pouvoir susciter une grande mobilisation. Il aura fallu quelques semaines pour voir les différents animateurs du mouvement se retirer un par un. Même le vieux FFS, partie prenante de ce mouvement avait fini par y renoncer.
En délivrant l’agrément à une nouvelle foultitude de partis, et ce, après une longue période d’hibernation, les autorités délivraient un message subliminal : on va aller vers une ouverture politique semblable à celle ayant suivi les émeutes d’Octobre 1988.
Bouteflika, monarque
En réalité le rituel auquel je venais d’assister est un rituel déjà bien ancré. Deux partis politiques (de l’administration), le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND) s’y adonnaient depuis que Bouteflika est arrivé au pouvoir en avril 1999. Contrairement à ce qu’on peut en penser, ce rituel n’est pas inspiré par la présidence. Il a été conçu dans les laboratoires de la police politique. Dans un contexte marqué par la maladie du chef de l’État, il fallait faire apparaître aux yeux de l’opinion publique, que c’est la présidence qui est la vraie détentrice du pouvoir.
De plus, pour renforcer cette image, il est demandé à trois partis, le FLN, le RND et le MSP de se ranger derrière le nouveau chef de l’État. Il est facile d’obtenir le consentement des deux premiers qui sont totalement inféodés au DRS.
Créé en 1997, le RND n’a jamais présenté de candidat à la présidentielle, alors que l’ex-parti unique ne l’a fait qu’une seule fois, lorsqu’il avait parrainé la candidature de Benflis à la présidentielle de 2004 1. Quant au MSP, ayant été vite caporalisé 2,il avait accepté d’être admis dans le giron du pouvoir en contrepartie de postes ministériels et de sièges dans les assemblées élues.
Le FLN et le RND à la pointe du rituel
Ce sont donc le FLN et le RND que le pouvoir entend faire passer pour les symboles du multipartisme, qui ont introduit le rituel de l’allégeance à Bouteflika. Le portrait du chef de l’État, généralement de dimension géante y occupe une place centrale. Il orne l’arrière-fond de la tribune à l’occasion des meetings qu’animent les chefs respectifs de ces deux formations politiques.
Ayant des sigles différents et lors même qu’elles prétendent avoir chacune son identité propre, ces deux formations rivalisent face à leur public respectif de courbettes et de zèle en guise d’hommage à Abdelaziz Bouteflika. Ce rituel cible la génération montante des jeunes scolarisés issus des couches populaires dans les rangs desquelles la guerre civile des années 1990 avait fait le plus grand nombre de morts et de disparus. Ainsi après le bâton, est venu le temps de la carotte. Il faut bien offrir à ces jeunes dont les pères dangereux ont rêvé de république islamique une république alternative. Cette république n’est autre que la république bouteflikienne faite de corruption déguisée en islam de bazar. Elle serait apte à maintenir les jeunes dans le même univers mental que celui de leurs parents. quoique en l’expurgeant des idées de révolte et de soulèvement.
Pour suranné qu’il soit, le rituel du culte de Bouteflika réactive l’imaginaire du roi musulman de l’époque médiévale. Ce qui est mis en avant c’est le respect et l’obéissance qu’on doit au commandeur des croyants. C’est le cérémonial de la ba‘ya, par lequel les musulmans s’engagent, individuellement ou collectivement à reconnaître l’autorité du souverain et ce, en échange d’une protection. Comme le souligne l’anthropologue Malek Chebel ce type de représentation du leadership est imposé par « la dictature politico-militaire qui exige de ses sujets un abandon total de leurs convictions personnelles au profit de la pérennité du régime 3» . Par beaucoup de ses aspects, ce rituel nous rapproche du royaume du Maroc. Mais aussi par le fait que Bouteflika lui-même a tenu à faire construire une mosquée encore plus haute que celle de Hassan II. On dit que « les plus grandes propagandes puisent profondément dans les mêmes sources […] et qu’une même inspiration à la communauté perdue les inspirent 4» .
Ce que le rituel de la police politique cherche à obtenir d’une manière insidieuse, c’est d’éloigner le public auquel il s’adresse de l’idée démocratique et d’empêcher son adhésion au pluralisme politique. Du coup, le moment venu, il sera plus facile d’étouffer dans l’œuf toute velléité de protestation contre les résultats falsifiés des élections. On pille d’abord les âmes avant de piller les urnes. Les Algériens nés pendant les années de la guerre civile sont ainsi condamnés à ne connaître de la démocratie que sa forme biaisée et à n’avoir jamais l’occasion d’assister à un débat contradictoire d’un niveau comparable à celui ayant prévalu entre 1988 et 1992. Le rituel du culte de Bouteflika a pour visée de construire un espace imaginaire dépourvu de conflits et d’antagonismes. Un espace uniforme d’où est absente toute controverse avec d’autres idées ou d’autres cultures politiques. C’est un imaginaire qui puise aux sources de la famille et du patriarcat. Le leader politique y est représenté comme le frère aîné ou le père de famille qui ne saurait souffrir de critique. L’Algérien qui est imprégné de ces images ne peut soupçonner qu’il puisse exister un espace public ouvert aux idées contradictoires. Fondé sur la répétition dont les effets ne sont plus consciemment perceptibles, le culte rendu au chef de l’État, a été banalisé jusqu’à l’excès. Placé au dessus des autres, Bouteflika devient une divinité hors d’atteinte. Subrepticement, on a ainsi pu faire passer comme normal ce qui relève d’une perversion de l’esprit démocratique. Des partis politiques divers sont institutionnalisés comme les prototypes de la démocratie et dans le même temps comme les plus farouches soutiens du chef de l’État.
Les partis caïdats
C’est ainsi que le système Bouteflika va instaurer un pluralisme reposant sur des partis caïdats. Une sorte de partis compradores dont le dénominateur commun est le goût prononcé pour la soumission et la servilité et ce, jusqu’à l’obséquiosité 5. On peut ranger dans cette catégorie, les deux appareils que sont le FLN et le RND, et les formations MPA d’Amara Benyounès et TAJ d’Amar Ghoul 6.
Autour de ces partis gravite toute une kyrielle de formations obscures, qui à l’instar du parti de Boucharma, se satisfont des restes que leur laissent Les partis caïdats. Tout ce beau monde claironne tout le temps et invariablement à qui veulent les entendre, la bonne santé de la politique présidentielle, tout en exprimant son admiration et sa gratitude à « son excellence le président de la République » . Le lecteur pourra avoir l’impression que ma critique est excessive. Ma réponse est qu’il faut se référer aux fondamentaux du pluralisme politique pour bien cerner la nature du problème. L’un des objectifs du pluralisme politique est de favoriser l’alternance au pouvoir. Dans ce système, un parti politique digne de ce nom doit s’abstenir d’encourager la reconduction d’un même candidat à la tête de l’État. Mieux, sa vocation est d’être un acteur susceptible de proposer un candidat de son cru. Or, ces formations s’abstiennent de proposer un candidat à l’élection présidentielle et préfèrent mener campagne au profit du chef de l’État. On les voit alors le temps d’une campagne s’effacer en tant qu’entité politique, et crier à l’unisson « oui pour un nouveau mandat ! ». Le multipartisme sous Bouteflika se manifeste ainsi sous les dehors de partis multiples qui partagent la même pensée unique. Si ces derniers ne se sentent pas concernées par la présidentielle, ils sont néanmoins assurés de rafler, outre les prébendes et autres avantages, la majorité des sièges du Parlement, qui leur permet de contrôler l’ensemble du pouvoir législatif. Ces partis caïdats qui soutiennent d’une manière inconditionnelle Bouteflika n’ont donc ni programme ni ligne politique. Le chef de l’État n’a eu de cesse, au demeurant, de revendiquer le fait que c’est son programme à lui qui est soutenu par ses différents partenaires.
Au sens de la constitution, ces partis n’ont pas le droit d’exister. Ils sont en réalité anticonstitutionnels. L’article 11 de la loi sur les partis politiques stipule que ceux-ci œuvrent « à la consécration de l’action démocratique et de l’alternance au pouvoir ». Est-ce que l’alternance au pouvoir équivaut au maintien de Bouteflika dans son poste durant près de 20 années ?
L’article 13 de la même loi, précise que le parti politique « concourt et participe à la vie politique en vulgarisant auprès des institutions de l’État, du Parlement et des assemblées populaires locales, son projet politique ». Or le seul projet politique dont sont porteurs Les partis caïdats, est celui de soutenir Abdelaziz Bouteflika, de surcroît malade aphone, qui passe le plus clair de son temps dans son lit. Aussi, ce sont les activités de ces partis stériles qui ne font jamais rien progresser qui préoccupent souvent une certaine presse en mal de copies.
La maladie de Bouteflika jette la lumière sur les pratiques du régime
Pendant les vingt ans que dure le règne de Bouteflika, le système politique algérien s’est routinisé en raison de son fonctionnement répétitif. La maladie présidentielle aurait dû mettre un terme à cette routine. S’il n’en était rien, c’est que cela n’incombait pas à la seule responsabilité du chef de l’État. Cependant, ce long règne a permis de mettre à nu les structures informelles du pouvoir politique. Il est intéressant de s’arrêter sur les « réélections » de Bouteflika dans le cadre d’un système qui se prétend « multipartite ». Les premiers appels à la candidature de l’actuel chef de l’État ont toujours émané des partis caïdats. Bouteflika est toujours réélu selon le scénario suivant :
La police politique 7 instruit Les partis caïdats pour qu’ils lancent un appel favorable à un nouveau mandat. Une fois cet appel est lancé, les responsables parlementaires (président du Sénat et président de l’Assemblée populaire nationale) leur emboîtent le pas. Ces derniers sont pour ainsi des « caïds nationaux ». L’étape suivante est caractérisée par l’intervention des ex-organisations de masse, à l’image de la centrale syndicale UGTA. Le processus est couronné ensuite par l’appel du patronat qui, bien au fait des codes en vigueur, se sent obligé de s’y prononcer 8. Rien qu’en se basant sur ce scénario (devenu véritable indicateur) beaucoup aujourd’hui donnent pour certain que Bouteflika sera réélu pour un 5e mandat. Mais la roue de l’histoire continue de tourner et les scénarios aussi sophistiqués qu’ils puissent être, sont susceptibles de ne pas très bien marcher.
(Mis à jour le 27 décembre 2022).
NOTES :
- La participation d’Ali Benflis à la présidentielle de 2004 dont il sortira vaincu, semble être inspirée par le DRS. Elle aurait été utilisée comme moyen de pression afin d’obtenir davantage de concessions de Bouteflika. Le sort de Benflis a été scellé une fois que le but a été atteint.
- Son dirigeant d’alors, Mahfoud Nahnah, candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1995 avait été empêché de se représenter à l’élection présidentielle de 1999 pour défaut de production d’un justificatif attestant de sa participation à la guerre d’indépendance. Cette exigence a été introduite dans la constitution révisée de 1996.
- Malek Chebel, La formation de l’identité politique, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1998.
- Jean-Marie Domenach, La Propagande politique, Puf, coll. »Que sais-je ? », 1950.
- L’emploi de cette dénomination se justifie au regard de la similitude de ces entités avec les caïds désignés par les Ottomans pour servir d’intermédiaires avec les populations. Ces « fonctionnaires » dont l’existence est signalée à l’époque des dynasties médiévales, ont été remis à l’honneur par la colonisation.
- Le MPA, dont le chef est originaire de Kabylie a été intégré dans le paysage politique algérien pour faire office de représentant de cette région. Aux yeux des tenants du pouvoir, Amara Benyounès devrait s’occuper de rendre soporifique un berbérisme réputé vigoureux. Amar Ghoul est crédité d’une mission similaire auprès d’une frange des islamistes. Les deux hommes ont en commun la réputation d’avoir à l’époque où ils étaient ministres, mis sens dessus dessous leur secteur respectif. Si tant est que leurs noms ont été cités dans des affaires de malversations.
- La notion de « police politique » est à prendre dans un sens plus large, qui dépasse le cadre du DRS. Elle concerne des centres de décision qui échappent à l’autorité civile. Nous gardons le sigle DRS comme appellation emblématique des services secrets.
- Ce scénario a connu une variante Benflis mais sans conséquence.