Sidi Aissa, petite ville paisible à quelque encablure de M’sila est le théâtre durant l’été 2008 d’une attaque sanglante contre un hôtel dans lequel logeaient des femmes. Natif de cette ville, Mostefa Lacheraf qui y a passé son enfance dans les années 1920, nous la décrivait comme un havre de paix. Que s’est-il passé pour que cette cité de l’Algérie oubliée, comme il aimait à qualifier le pays profond de son enfance, ait pu basculer dans l’intolérance ? J’y réponds en allant sur les traces de la pensée de celui qui a dit tant de bien de Sidi Aissa.
Au sixième jour du mois d’août 2008, une tuerie atroce a secoué la paisible petite ville de Sidi Aïssa dans la wilaya de M’sila dans le sud algérois. Située sur la bordure nord du Hodna et à l’extrémité sud-sud est du Titteri, cette localité occupe un pan steppique des Hauts-Plateaux. Jusque-là, elle s’est toujours fait discrète laissant à son marché du mouton, par ailleurs réputé dans toute l’Algérie, le soin de parler pour elle. Les événements sanglants dont la presse s’est fait l’écho l’ont subitement mise sous le feu de la rampe, l’extirpant subitement de sa torpeur de cité commerciale en déclin, presque tombée dans l’oubli. Passons les détails de la vendetta, notons tout juste la prise d’assaut de l’hôtel par une foule immense, les coups de feu tirés par le patron de l’établissement et la bataille qui s’en est suivie et qui, au final s’est soldée par la mort du tireur et de 3 autres personnes et des dizaines de blessés parmi les assaillants. Des femmes résidant dans cet hôtel probablement pratiquant le plus vieux métier du monde ont été agressées et ont failli y laisser leur peau. Elle ont eu la vie sauve grâce, dit-on, à l’intervention de « barbus ». Des centaines de personnes en délire majoritairement jeunes ont brûlé des véhicules, saccagé le mobilier et même emporté des climatiseurs. Ils sont venus venger leur ami tué quelques jours plus tôt dans un accident de voiture dans lequel était impliqué le fils du propriétaire. La foule en délire était déterminée à en finir avec le bar et la boîte de nuit, mitoyens à l’édifice hôtelier. A la relation de ces événements tragiques je ne pouvais ne pas penser à Mostefa Lacheraf, tellement dans mon esprit son nom s’est confondu avec celui de Sidi Aïssa. Il avait placé cette cité modeste où il avait passé son enfance et une partie de son adolescence au centre de sa réflexion sur la culture et l’histoire de la société algérienne.
Pourtant, Mostefa Lacheraf qui a dit tant de bien de Sidi Aïssa n’a pas écrit de romans, genre littéraire auquel nombre d’écrivains sont redevables du succès qu’ils ont pu engranger pour avoir parlé de leur région natale, surtout. Qu’on songe à Mohammed Dib et à sa trilogie ayant pour théâtre la campagne tlemcenienne et à William Faulkner et à son coin d’Amérique. Mostefa Lacheraf était né en 1917 au hameau d’El Karma des Oulàd Bouzayyàne, aujourd’hui Oulàd Ghannàm, près de Sidi Aïssa. Doté d’une double culture, il avait poursuivi des études supérieures à la Thaâlibiyya d’Alger puis à la Sorbonne à Paris. Il avait milité dès 1939 au sein du Parti du peuple algérien (PPA) puis au sein du Front de libération nationale (FLN). Le 22 octobre 1956, l’armée coloniale intercepte l’avion à bord duquel il se trouvait en compagnie d’Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et Mohamed Khider, composant avec Lacheraf la délégation de la révolution algérienne. Ce dernier est arrêté à l’instar de ses compagnons. Emprisonné, il ne sera libéré qu’en 1961.
A l’indépendance, Mostefa Lacheraf s’illustrera par un travail de promotion de la culture algérienne, il pose les jalons d’une approche analytique véritablement scientifique des sociétés maghrébines. Il démonte la séquence coloniale en recourant à l’étude des « psychismes sociaux » traquant l’inconscient colonial, reconstituant l’anamnèse collective des Algériens, s’arrêtant sur leurs traumas en vue de comprendre leur présent. En 1965, il fait paraître Algérie, nation et société, un essai historique qu’il écrit avec un art consommé.
Ministre de l’éducation sous Boumediène, très vite il démissionne n’ayant pu imposer ses vues sur l’enseignement qu’il ne pouvait ne pas envisager en dehors du bilinguisme (arabe – français).
S’il critique l’islamisme politique, Mostefa Lacheraf aura le mérite de l’articuler au terreau algérien tout en dévoilant ce que ce dernier a de plus spécifique. Je pense que la chose est d’importance et il se trouve que c’est cela même qu’on a négligé chez nous. Partout l’islamisme est décrit sous le rapport religieux et internationaliste, de sorte que lorsque l’on évoque la question, il est commode de regarder vers les Afghans, Ben Laden, ses fatwas et tutti quanti. Or, les activistes islamistes ont bien les pieds rivés sur le sol algérien. Ce qu’en fait, on a négligé c’est de voir au plus près la nature du socle culturel sur lequel cette idéologie a trouvé chez nous appui, quand bien même celle-ci partagerait nombre de traits avec d’autres pays. Car il en est des idéologies comme des technologies que nous importons. Nous en disposons selon notre réalité culturelle inhérente à une histoire, à une géographie particulière ainsi qu’à un peuplement tout aussi particulier.
Au commencement étaient les Oulémas
L’islam politique en Algérie a fait ses premiers pas sous la colonisation. Dès l’entame de ses actions, il avait axé sa campagne sur la critique de l’ordre social légué par les parents. Le réformisme d’Ibn Badis a essayé de prononcer l’oraison funèbre du maraboutisme, jugé comme un avatar d’une tradition passéiste et archaïque. Les oulémas n’ont pas conçu de place pour les zaouïas auxquelles ils espéraient substituer des medersas. S’ils voient leurs ambitions scolaires refrénées par les autorités coloniales, ces oulémas vont pouvoir trouver un cadre qui va leur permettre de les concrétiser – une fois l’indépendance obtenue et ce, malgré leur adhésion tardive à la révolution. Aussi le régime de Ben Bella puis de Boumediène leur offrira-t-il sur un plateau d’argent le secteur de l’éducation nationale dont ils vont faire le fer de lance de leur entreprise d’arabisation de l’Algérie. Par touches successives, la lutte contre le maraboutisme se muera en lutte contre la tradition séculaire du peuple algérien. Les habits traditionnels arabo-berbères, dont les plus connus gandoura et haïk, qui incarnaient naguère l’identité musulmane face aux colonisateurs, ne sont plus de nos jours assez parlants pour mériter de figurer dans le patrimoine vestimentaire de l’islam.
Mostefa Lacheraf sait que le baâthisme et l’islamisme sont des idéologies importées, il a donc la certitude chevillée que le dynamisme dont elles font preuve n’est pas la résultante d’habitudes innées mais d’une situation déterminée par des conditions sociohistoriques propres à l’Algérie. Le dernier livre qu’il a écrit avant de nous quitter un 13 janvier 2007, Des noms et des lieux, Mémoires d’une Algérie oubliée 1 est une invite au retour aux sources. C’est un véritable chef-d’œuvre d’une extrême érudition tout traversé par le gai savoir. Au fil des pages vous êtes embarqués dans le passé algérien et maghrébin surtout, une balade à travers le terroir et les souvenirs. L’émotion ainsi créée par l’esthétique du verbe ne le cède en rien à la rigueur du chercheur scientifique. Et bien sûr Sidi Aïssa y occupe la place centrale. C’est que le national commence dans le local. Il n’y a pas à vrai dire de nation qui se soit constituée comme telle en faisant l’économie de ses différents terroirs.
L’arabisation est-elle seulement linguistique ?
Tombée aux mains des baâthistes et des islamistes, l’école algérienne n’a pas arabisé seulement, elle a eu à déclarer la guerre au patrimoine culturel des Algériens. A ce propos Mostefa Lacheraf ne peut que constater le mouvement qui va aller à contre-sens de celui enclenché contre la colonisation. Pour lui, « la volonté collective de changement et de remise en cause du gâchis colonial avait fait place [à partir de 1962] à son contraire ». Et d’ajouter : « Tout comme l’arabisme idéologique du Baâth allait pervertir la simple et fonctionnelle arabité scolaire, et la religiosité tactique avoir raison de la foi religieuse des ancêtres pour, en fin de compte, aboutir à une véritable substitution totalitaire de l’identité berbéro-arabe de l’Algérie et de sa vocation ancienne de progrès, de tolérance et de liberté» (DNL).2. Lacheraf craint qu’on en arrive un jour à « remonter la date fatale de la perte d’une algérianité ancienne et fervente qui nous avait forgés et nous était chère » (DNL).
Dans ses Écrits didactiques sur la culture, l’histoire et la société, parus en 1988 3, il avait déjà tiré la sonnette d’alarme sur le risque d’aller vers « la perte parfois irrémédiable d’un certain savoir d’expression orale dont le courant ancien et vigoureux palliait les lacunes d’un enseignement insuffisant (…) en apportant aux paysans surtout, aux citadins, aux femmes, aux enfants, une connaissance assez répandue des métiers, des vieilles chroniques nationales, du milieu naturel, des plantes sauvages et des oiseaux, d’une sorte de statut rituel de la société maghrébine, de ses coutumes, de ses valeurs, de son code de l’honneur, de sa philosophie quotidienne dans la vie collective, devant la mort et les vicissitudes de l’histoire » et de souhaiter plus loin « que l’arabisation s’en nourrisse en intégrant loyalement l’algérianité comme un apport déterminant (…) apte, aussi à évoluer dans le cadre de la culture écrite et des arts » (ED).
L’avertissement n’a pas été pris en compte, pis on a fait la chose tout à fait contraire, non seulement on s’est refusé à promouvoir la culture populaire mais on est allés jusqu’à chercher – par école interposée – son anéantissement. L’étude qu’a consacrée Malika Greffou à l’école algérienne le confirme d’une manière éclatante du reste 4. En effet son étude a révélé que dans le fond l’école n’a pas poursuivi un but d’enseignement mais celui de combattre les langues maternelles que ce soit l’arabe algérien ou le berbère. En entrant à l’école, l’élève algérien devait oublier les contes de la grand-mère, les charades qui avaient nourri son univers mental d’avant sa scolarisation. On lui a fait comprendre que sa langue est une langue fautive qu’il ferait bien d’oublier. L’élève, c’est-à-dire l’enfant, était utilisé comme agent par le biais duquel l’école devait changer la langue de la famille. Ainsi a-t-on fabriqué des « baâthistes » d’une nouvelle espèce, une sorte de sous Arabes nourrissant un complexe d’infériorité par rapport à leur propre langue. En tant que téléspectateur, il m’a été donné de voir dans les années 1990 une émission de la télévision algérienne montrant un « artiste » qui s’enorgueillissait d’avoir forgé son propre style dans le domaine de la chanson chaâbie. Affichant une suffisance à peine contenue, l’invité de l’émission soutenait qu’il déclamait des poèmes expurgés de tous les mots (maux ?) du dialecte algérien. Le journaliste de la télévision ne s’avisant pas qu’il interrogeait un cadavre a demandé à son interlocuteur de jouer du luth. Il s’exécuta et à vrai dire nous eûmes droit à un morceau sorti tout droit du music-hall moyen-oriental des années soixante. Il chantait le chaâbi en langue arabe classique ! Il avait expliqué qu’il voulait s’exprimer dans une langue arabe pure. On l’a compris, l’assertion selon laquelle l’arabisation en Algérie est de nature linguistique ne résiste pas à la réalité des faits. Cette arabisation-là vise à faire table rase du passé, à détruire l’ensemble des acquis de la culture orale transmise par les aïeux. Option suicidaire s’il en est, peut-on imaginer que l’Égypte puisse s’attaquer à son idiome national rien que pour plaire aux pays arabes ?
J’ai discuté avec beaucoup de professeurs de lycée, quand je leur ai fait observer l’absence dans le programme scolaire d’une matière dédiée à la littérature algérienne, ils se sont étonnés de ma remarque. Mais cette littérature n’existe pas ! Me suis-je entendu dire d’une manière catégorique. Même les plus progressistes et modernistes d’entre eux m’ont fait la même observation. Possible qu’ils aient entendu parler du barde oranais Mestafa ben Brahim, du poète kabyle Si Mohand Ou Mhand, de Lakhdar Benkhlouf ou de Msayeb et j’en passe. Peut-être que l’idée ne les a pas effleurés que ces grands noms de la littérature orale pouvaient faire l’objet de publication qu’on pourrait éventuellement mettre à la disposition des élèves.
Retour au temps colonial
C’est l’époque coloniale qui fera prendre conscience à Mostefa Lacheraf qu’il y a eu « ruptures de chaînons entre générations » postulant que « la mémoire du peuple est souvent incapable d’enregistrer et de restituer tel quel le souvenir d’événements très anciens, même quand il s’agit de ceux qui ont trait à l’histoire régionale ou locale vécue par des ancêtres pourtant illustres » (ED). La ville d’« Achir note-t-il est située à quelque cinquante kilomètres de mon hameau natal, et jamais, de mémoire d’homme, on n’a évoqué le nom de ses fondateurs et souverains qui (…) ont régné sur la moitié de l’Afrique du Nord et édifié avec les Fatimides et en dehors d’eux, la part la plus considérable du Maghreb au Moyen Age » (ED). L’Algérie a manqué de culture écrite, relèvera-t-il, une culture qui eût pu fixer avec précision les faits du passé. La violence coloniale ayant augmenté l’intérêt pour un présent obsédant plein d’images nouvelles et défilant en un rythme endiablé, a fini par ménager la voie à l’amnésie. Dès 1871, l’armée coloniale procède à la démolition des institutions tribales et des démembrements agraires qui lui sont liés. A l’étouffement de la culture traditionnelle s’ajoute la misère et la famine qui provoqueront des exodes massifs de la population. « Je peux dire, écrit Lacheraf, que j’ai été parmi les premiers dans ce pays à m’occuper des sources ignorées de notre culture populaire ; à rechercher et à mettre au jour et à faire connaître des fragments, des textes recueillis et traduits d’une riche et ancienne tradition orale aujourd’hui en voie d’extinction : contes, poèmes, récits épiques ou fabuleux, chansons de femmes » (ED).
Après 1930 les avancées de la déculturation aidant obscurcissent « la mémoire collective touchant au passé historique d’une seule région ». « Et comme le contraire de la culture, ajoute-t-il, n’est pas seulement l’absence de culture mais un état malheureusement agissant, quoique négatif, l’inculture, elle aussi enregistre des « progrès » (ED). Sidi Aïssa à l’origine n’était pas un centre de colonisation, elle était habitée par des paysans et des pasteurs nouvellement sédentarisés. L’importance du marché à bestiaux, l’organisation du travail assez originale avaient inspiré au grand orientaliste Jacques Berque un article sur « le contrat pastoral à Sidi Aïssa ». La localité appartient à ce monde rural très attaché à la terre que la colonisation a ébranlé de fond en comble. Du fait même de cet ébranlement, elle va s’en trouver naturellement portée à un conservatisme de survie. « Minimiser tous ces problèmes, tous ces ravages dont souffrent les campagnes algériennes, non pas à l’état de séquelles mais, bel et bien, en tant que plaies vives, c’est ignorer le lien étroit, déterminant, qui existe entre une société dégradée, malheureuse, et sa culture, et, plus que sa culture, la prédisposition objective à accueillir, à assimiler des valeurs culturelles et à y participer activement. Minimiser tous ces problèmes, tous ces ravages, c’est minimiser, du même coup, les méfaits séculaires du colonialisme ; c’est croire qu’avec la disparition de ce dernier les choses peuvent revenir très vite, presque d’elles-mêmes, à la normale» (ED).
Bien qu’enclenché, le processus de déculturation, ayant découlé de l’enlisement des us et coutumes populaires est loin d’avoir atteint son seuil de gravité. Il faut attendre 1954, année du déclenchement de la guerre d’indépendance pour voir débuter une nouvelle étape de déculturation dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est plus globale et plus systématique. Cette Algérie des années 1930 jusqu’aux années 50 officiellement française, finalement n’était pas aussi française qu’il n’y paraissait et ce, en dépit de la présence européenne dans le pays ! Dans Des noms et des lieux… Lacheraf nous décrit ce milieu populaire encore tout imprégné d’algérianité et dont la vitalité continue à se manifester concurremment à la culture étrangère, qui au-delà des outils oppressifs dont elle use, parfois stimule et nourrit la culture du cru. Ces hommes et ces femmes, ces gens ordinaires qui passent pour être « démodés » de nos jours avec leurs turbans et leurs gandouras, et leurs haïks, étaient plus équilibrés et même plus portés à l’ouverture d’esprit. Notre auteur se souvient de ces filières spécialisées dans la vente de vieux livres qui essaimaient le pays. Ces livres qui venaient d’Égypte et d’Europe « trouvaient, note Lacheraf, non seulement des lecteurs mais dans chaque village ou à peu près, l’homme, le taleb qui savait en tirer parti convenablement, étant lui-même assez ouvert, capable de bien lire et bien comprendre » (DNL). Alors que l’Algérien d’aujourd’hui se serait livré à des recherches documentaires ou à des études pour connaître ce qu’est la tribu, Lacheraf en parle comme de l’air qu’il respire.
Que cela soit dit en passant, de nos jours une certaine culture petite bourgeoise assimile trop vite le monde tribal à l’archaïsme. Imitant l’Occident, ces petits bourgeois « modernistes » cultivent le mépris de la culture populaire. Ils envoient leurs enfants qui parfois ne savent aucun mot du dialecte local faire leurs études au quartier Latin. Les détails nombreux que fournit Lacheraf sur la généalogie du rameau tribal auquel il appartient témoignent de cette inscription profonde dans la société traditionnelle. L’auteur marque même sa dette de reconnaissance envers la culture des ancêtres. Son expérience de lecteur de textes mêmes étrangers, il l’a doit écrit-il « non pas à une langue qui ne m’étais pas si familière à un certain niveau scolaire, mais au sens d’une culture orale collective ambiante existant alors dans mon apprentissage algérien lié à la littérature populaire, aux contes, aux récits de famille (…) décontractée nourrie, avant l’école ou simultanément à l’école coranique et française, d’un parler bédouin nuancé et presque adulte » (DNL).
Désalgérianisation
Désalgérianisation. C’est ce néologisme qu’emploie Lacheraf pour décrire la nouvelle situation faite à la culture algérienne au lendemain du départ de l’occupant étranger. « Et ce n’est pas pour rien, écrit-il, que Mohammed Boudiaf, dès son retour au pouvoir après trente ans d’absence se trouva soudain dans un pays lamentablement désalgérianisé, dénaturé, manipulé, pris entre deux doctrines autoritaires ». Quand Boudiaf, écrit-il, « jeta ce cri d’alarme de : « l’Algérie avant tout ! », « peu de gens comprirent le sens caché au vu des énormes dégâts constatés par l’ancien membre du (…) FLN ». (DNL). Si, sous la colonisation la culture algérienne avait pâti de l’absence d’un système scolaire organisé plus à même de diffuser l’écrit au sein de la population, à l’indépendance le manque a été comblé par la mise en place d’un enseignement généralisé, mais contre toute attente celui-ci a distillé un verbe atrophié, figé plus qu’il n’a transmis un savoir. Le système traditionnel de diffusion du savoir même démuni et embryonnaire était autrement plus permissif aux œuvres de l’esprit. Dans ces réseaux de vente des livres pendant la période allant de 1930 à 1940, on peut faire de belles acquisitions. Lacheraf est tout heureux d’avoir déniché un bel ouvrage en arabe chez le coiffeur et marchand de vieux bouquins à Bou Saâda en 1943. L’ouvrage en question intitulé Livre du dandysme et des dandies (Al-Muwashshà) est « un manuel prodigieux du savoir-vivre, de la culture artistique » qui a été écrit vers 860 par un auteur abbasside : Abù –Tayyib Mohammed ibn Ishàq. En janvier 1944, il découvre chez un bouquiniste ambulant à Mascara Le Siècle d’al-Ma’mùn (‘Asr al-Ma’mùn) œuvre de l’Égyptien Ahmed Farid Rifa’i. Dans la bibliothèque de son père, il met la main sur le texte arabe de l’Histoire des Berbères (Kitab al-‘Ibar…) du grand auteur maghrébin Ibn Khaldoun.
Ce qu’il convient de noter c’est cette disponibilité du livre profane simultanément au livre religieux. L’islamisme dernier cri ne s’accommode pas de cette sorte d’incartade. Toute la littérature qu’il veut véhiculer doit absolument re-dupliquer à l’infini le même et unique livre. Les exégèses, les commentaires du texte sacré sont multipliés à profusion sous différentes plumes quoique traitant toujours du même sujet depuis presque les temps médiévaux. Jusqu’à une époque récente l’école algérienne a enseigné d’une manière implicite la prépondérance des matières religieuses sur les matières profanes voire scientifiques. Il est très difficile aujourd’hui de convaincre l’islamiste BCBG de lire des livres autres que religieux, persuadé qu’il est, qu’en dehors de ces derniers on ne lui proposera que des livres accessoires dont il peut se passer. Le berceau idyllique de l’islam, la péninsule arabique occupe l’essentiel de son imaginaire. Tout converge vers les premiers temps mythiques de la religion de Mohammed. On sort du temps historique, l’opérabilité du mythe s’exprimant dans l’invention d’une continuité historique qui aboutit en fin de compte à une fabrication d’une identité hors patrie, en somme à la négation de soi.
Lacheraf épingle « une « authenticité abusive » ainsi que « les éléments conservateurs et socialement inopérants ou de simple prestige, d’une vie intellectuelle et religieuse empruntée en majeure partie à des sources extra-maghrébines ou à des idéologies politiques arabes non progressistes » (ED). L’auteur de ces lignes a eu une petite expérience dans l’enseignement dans les années 90. Je me souviens de ce jour où j’ai essayé dans cette école de la campagne oranaise de faire asseoir à la même table filles et garçons. Jamais je ne m’étais senti autant abattu que ce jour-là. Les élèves ont refusé d’obéir en m’expliquant que mon collègue de l’éducation religieuse leur a enseigné que la mixité était illicite. A leurs yeux je commettais un sacrilège. Plus tard, ce souvenir douloureux m’est revenu alors que, journaliste, j’assistais au procès Serkadji devant traiter d’une affaire de mutinerie où des terroristes islamistes devaient être jugés. L’un des accusés à qui la juge, je dis bien la juge car le magistrat est une femme, a donné la parole pour se défendre, a refusé catégoriquement de la prendre sous le prétexte qu’en islam les hommes ne doivent pas obéir aux femmes. On aura compris, que cela soit dit en passant comment l’État peut jeter en prison ses citoyens pour les punir d’avoir la culture ou l’inculture que lui-même leur a inculquée.
Lors des salons internationaux du livre d’Alger, qui se tiennent chaque année, que de fois n’a-t-on pas relevé cette bigarrure linguistique qui se manifeste d’une manière allais-je dire physique, visible, puisque répondant comme en écho à la bigarrure vestimentaire des clients ?
Après avoir tenté à ses débuts le mélange des genres le salon a fini par ériger la cloison pour séparer les deux territoires linguistiques. Barbes hirsutes, kamis et hidjab d’un côté et costume cravate et blue-jeans de l’autre. Bien sûr les choses ne sont pas aussi simples, je suis en train de schématiser. Mais pour bizarre que soit la démarche, c’est la cloison érigée par l’école que le salon entérine. Pas de livre profane même écrit en arabe dans la grosse moisson des livres religieux, emportés dans de grands cartons. On peut acheter des dictionnaires, des ouvrages de médecine, d’électronique ou de technologie en langue française quand l’école l’a exigé ou quand cela peut aider à passer les examens. La lecture devient strictement utilitaire, la chose culturelle pouvant s’acquérir en dehors du principe du plaisir et de la curiosité intellectuelle. Inutilité de la philosophie, inutilité des sciences humaines, inutilité de la culture donc… et triomphe d’une langue française instrumentale. La francophonie se maintient, la francophonie culturelle s’entend, grâce à des îlots de résistance formés par quelques lycées et grandes universités dans les grandes villes, où des enseignants très actifs et compétents, surtout peuvent assurer des cours très loin de l’atmosphère inquisitrice du Baâth. Si le milieu familial, du fait de la présence au sein de la famille – souvent aisée – de plusieurs locuteurs de la langue française, a pu contribuer au maintien de l’usage du français, le laminage ces dernières années des classes moyennes, éprouvées par les effets conjugués de la crise économique et de la détresse scolaire, a renforcé une tendance encore très minoritaire par ailleurs, une tendance dirais-je qui se manifeste justement au sein de la nébuleuse islamiste, laquelle voit ses rangs se renforcer par l’arrivée de locuteurs francophones de plus en plus nombreux mais pour qui la langue de Molière représente un vecteur linguistique on ne peut plus instrumental ! Des jeunes filles parfaitement francophones reprennent un voile, ou plutôt une copie qu’elles croient améliorée d’un voile dont leurs mères maquisardes se sont volontiers débarrassées pour bouter hors d’Algérie l’occupant étranger.
Thérapie par le cinéma
En tant que critique de cinéma, Lacheraf nous a laissé de belles pages sur le 7e art. Il avait réservé une mention particulière pour « Omar Gatlato » de Merzak Allouache dont il a apprécié « le substrat culturel historique » ainsi que la restitution « en plus de sa beauté, un monde familier de traditions et de valeurs aujourd’hui vulnérables ou en voie de dépérissement » (ED). Il a salué en outre « la vieille langue citadine d’Alger, si affective, précise et nuancée », à cela il faut ajouter, a-t-il noté, « un élément culturel important (…) la présence souveraine de la musique chaâbi à laquelle le héros et ses amis vouent une véritable passion ». Pas de cinéma algérien sans recherche de l’authenticité locale. Voilà la leçon de Lacheraf. Le cinéma national n’est pas une idée abstraite mais un art qui puise sa source dans une esthétique et une sensibilité qui épouse la richesse et la diversité du patrimoine culturel algérien. Que de fois après avoir regardé un film, n’a-t-on pas relevé la langue « artificielle », aristocratique mise dans la bouche des comédiens ? Le public algérien sait apprécier et peut repérer très vite la fausse note.
La question linguistique certes est importante, elle acquiert davantage d’acuité quand le film algérien est diffusé en Algérie. Car à ce niveau ce qui est incriminé, c’est le critère de la vraisemblance. Ailleurs, le doublage du film en langue du pays qui en aura fait l’acquisition minimisera le problème. Nous, on en connaît un bout puisque nous sommes grands consommateurs de films français et américains doublés en français. En fondant notre analyse sur notre propre expérience d’amateurs de films de cinéma, nous savons que le discours cinématographique est supporté par un matériau audio-visuel. La musique participe de ce langage comme les silences et les effets spéciaux sans oublier la langue. Mais à celle-ci on peut substituer une autre langue afin de permettre au public qui ne la comprend pas d’avancer dans la découverte de l’autre. C’est la technique déjà employée dans les rapports entre individus. La langue étant un élément de la culture, elle n’est pas cependant tout. Même si vous ne comprenez pas ce que vous dit votre interlocuteur étranger, vous voyez ses gestes et sa manière de se comporter. Toutes choses que le film étranger s’occupe de montrer lui aussi. Les formes architecturales des constructions, la marque de fabrique des automobiles, le costume, la gestuelle, l’agencement des intérieurs, le cadre territorial, les techniques visuelles, sont autant d’éléments qui vont vous permettre de dire si tel film est américain, français ou russe.
Parlant du cinéma algérien, Lacheraf note « en faisant tenir aux comédiens un langage plutôt citadin ou artificiellement local, en ne corrigeant pas leurs réflexes de gens des villes, sont des étrangers à leur propre pays ». Le cinéma national pour Lacheraf « devrait tenir compte sans complexe aucun, des réalités propres à son milieu (…) en bref, une vision de soi et du monde qui implique un art de vivre, des goûts, des choix, une mémoire collective, des gestes familiers, et même un langage empruntant ses mots au vécu immédiat et à une lointaine et mystérieuse praxis ancestrale » (ED). C’est tout naturellement que le cinéma amazigh trouvera sa place en tant qu’expression non pas seulement linguistique mais artistique, elle-même sous-tendue par une vison du monde qui lui est propre. C’est dire que l’identité du cinéma algérien est consubstantielle aux œuvres cinématographiques produites localement. Aussi ce cinéma berbère fait-il peur peut-être parce que justement sa veine contestatrice heurte de front notre conformisme.
Nul n’est prophète en son pays
Sidi Aïssa, je disais, n’était pas un centre de colonisation. Elle a préexisté aux Français. Vivant d’une économie agro-pastorale, la ville s’est agrandie depuis l’indépendance. La scolarisation massive a déclassé l’élevage. Les jeunes attirés par le salariat se détournent de plus en plus du métier de leurs ancêtres. Harcelés par les terroristes pendant les années 1990, un grand nombre d’éleveurs ont dû quitter les zones rurales et sont venus s’établir à Sid Aïssa. La ville a enregistré ces dernières années la venue de plus de 25 000 nouveaux habitants alors qu’elle voit sous ses murs pousser des cités bidonville. La sécheresse qui y est fréquente rend hypothétiques les moissons de céréales. Quant à la population de plus en plus nombreuse, elle fait face à des pénuries d’eau fréquentes dues à l’épuisement des nappes phréatiques. En l’absence d’un tissu industriel, le chômage réalise ici des records. Sans ressources, les familles envoient leurs enfants loqueteux travailler en tant que vigiles dans le marché de la ville où l’on vend toutes sortes de marchandises. La ville tente de se reconvertir dans le commerce quand bien même elle subit la concurrence d’une localité voisine qui absorbe l’essentiel de la clientèle formée par les voyageurs empruntant la route nationale n°8. C’est certainement au sein de ce lumpenprolétariat que se recrutent les jeunes qui ont organisé la tuerie de l’hôtel dont je relatais plus haut les péripéties. Comme on est loin du Sidi Aïssa de Mostefa Lacheraf, de ce Sidi Aïssa des livres et de ses hommes attachants. Le journaliste Slimane Aït Sidhoum natif de cette ville a tenté de se rapprocher des habitants pour voir si leur mémoire avait retenu le nom de Mostefa Lacheraf. Le constat est implacable. Hormis quelques universitaires, personne n’en a entendu parler Ceux qui ont pu se rappeler de lui n’ont retenu que son passé de ministre, pas d’écrivain.
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Cet article a été publié en 2008 sur le webzine Esprit bavard, qui a cessé de paraître. Il avait comme titre « Sidi Aïssa, entre grandeur et décadence. Souvenons-nous de Lacheraf ». Une version imprimée est parue en 2011 (Edition Sencho, Alger) dans l’ouvrage Esprit Bavard. Algérie autrement dite, autrement vue.