J’entends souvent autour de moi des personnes évoquer le « clan tlemcenien » pour pointer le pouvoir exorbitant dont jouirait Abdelaziz Bouteflika, qui plus est, est lui-même originaire de Tlemcen. Cette expression fait allusion, il va sans dire, au personnel administratif et politique de l’ère Bouteflika issu de la région de l’ancienne capitale des Zianides. Un noyau de Tlemceniens est effectivement reconduit à chaque nomination d’un nouveau gouvernement. Beaucoup donc y voient la preuve que le président détient l’ensemble des leviers de commande politiques et économiques. Cette idée est d’autant plus ancrée dans les esprits que le népotisme fait partie intégrante du paysage socioculturel algérien. Il est bien connu que sous notre latitude le réseau des amis et des cousins, s’avère déterminant dans toute ascension sociale.
Pourtant il faut bien faire la distinction entre ascension sociale et ascension politique. On peut devenir ministre, être payé en conséquence et accéder à de très nombreux privilèges. Pourtant cela ne rime pas forcément avec l’exercice de réelles attributions politiques. Les rares personnalités qui ont voulu mettre en œuvre une politique conforme à leur vision, avaient fini par démissionner de leur poste, après s’être rendues compte qu’il leur était impossible de poursuivre leur mission.
Le clan tlemcenien comme marketing politique
Une certaine presse qui joue de la confusion entre statut social et statut politique a grandement contribué à la médiatisation de ce clan. Lequel clan va désormais façonner l’image du pouvoir de Bouteflika. On lit même dans un hebdomadaire paraissant en France que le pouvoir détenu autrefois par l’Est a été déplacé vers Tlemcen. Le pouvoir de Bouteflika serait donc un pouvoir incarnant (dans le sens physique du terme) des relations familiales et régionalistes et ce, à travers ses ministres, ses hauts fonctionnaires de l’État et son frère cadet Saïd Bouteflika. Si vous soustrayez ces ministres, ces fonctionnaires et ce frère, le pouvoir de Bouteflika ne vaudrait absolument rien. Ce qui rend visible ce pouvoir c’est bel et bien le personnel tlemcenien qui gravite autour du chef de l’État. A la question de savoir qui gouverne l’Algérie, sachant qu’Abdelaziz Bouteflika est malade, des « analystes » ont répondu sur un ton des plus sérieux que c’est son frère cadet. En sa qualité de conseiller spécial, il se serait vu confier, a-t-on expliqué, les différentes tâches qui incombaient au chef de l’État. Même la recherche universitaire ne semble pas être sereine vis-à-vis du pouvoir de Bouteflika. Il y aurait toute une enquête à faire sur le traitement de l’information par les médias et sa réception par les gens du savoir. C’est ainsi qu’on peut trouver des articles académiques ou des interviews de spécialistes, qui en s’appuyant sur la composante familiale et clanique du gouvernement, approuvent l’idée selon laquelle Bouteflika se serait émancipé de la tutelle des militaires. Mondialisation oblige, de telles analyses trouvent appui dans des contextes exogènes. L’on cite volontiers l’exemple de Castro dont le frère Raúl a pu hériter du pouvoir 1
N’empêche, l’expression « clan tlemcenien » est également prisée mais pour une autre raison par un segment de l’opposition berbériste. S’opposer au clan tlemcenien, c’est-à-dire « arabe » s’avère pour ce segment plus productif que de se déclarer contre un pouvoir « DRS » c’est-à-dire « arabo-kabyle ». Ce que l’on escompte ainsi, c’est d’orienter le mécontentement à même de provoquer une forte mobilisation au niveau de la base.
Fragilité de la présidence
Au lendemain de l’indépendance, la vox populi désignait l’armée comme l’épicentre du pouvoir en la caractérisant par des traits ethniques liés au massif de l’Aurès (Batna, Tebessa, Souk-Ahras) d’où BTS. Mais l’armée à travers sa façade civile avait toujours veillé à ce que toutes les régions du pays soient, représentées au sein du gouvernement avec un certain équilibre. C’est cette sacro-sainte règle qui a été quelque peu malmenée sous Bouteflika. Pourquoi ? Est-ce que l’armée a perdu le pouvoir ?
Sans doute que non. Dans le système politique algérien, l’armée pèse plus que tous les ministères réunis. Je veux insister sur le fait qu’il y a un lien étroit entre l’affaiblissement de la fonction présidentielle et l’apparition de ce thème régionaliste. Le clan tlemcenien comme «façade » du pouvoir bouteflikien a fait son apparition dès le moment où l’on a commencé à douter du pouvoir de la présidence. Pourtant la question de la fragilité de cette institution remonte à plus loin. Elle se posera surtout dans les dernières années du 3e mandat de Chadli Bendjedid. Quand, au lendemain de la victoire du Front islamique du salut, il annoncera à la télévision sa démission, beaucoup n’ont pas cru à l’autonomie de sa décision. La période d’anarchie et de désordre qui va suivre, marquera la descente aux enfers de l’institution, laquelle descente culminera avec l’assassinat de Mohamed Boudiaf. La fragilité de la présidence va, en outre, une nouvelle fois se poser lors du règne du général Liamine Zeroual, pourtant détenteur alors du portefeuille de la Défense nationale. Zeroual défendait une politique de réconciliation nationale qui aurait déplu à des cercles de l’armée. La manière dont il annoncera sa décision de quitter son poste et d’organiser une présidentielle anticipée, avait laissé le sentiment qu’il remettait les clés d’une maison dont il n’était plus le maître. C’est à ce moment là que Bouteflika va entrer en scène mais en remportant une élection entachée par le retrait des six candidats avec lesquels il était en concurrence. Ce retrait a achevé de le fragiliser encore davantage. Cela étant, si sous certains chefs d’État, la fragilité de la fonction présidentielle s’est fait jour à la fin ou en milieu de mandat, elle s’exprimera sous Bouteflika dès sa prise de fonction. « Je ne serai jamais un trois-quarts de président» devait-il s’écrier. N’est-ce pas là la preuve que l’opinion publique était en 1999 édifiée sur la réalité du pouvoir présidentiel ? Malgré leur proximité avec l’armée du rang de laquelle ils sont sortis, le colonel Chadli et le général Zeroual, ont dû quitter le pouvoir sans aller jusqu’au bout de leur projet respectif. Bouteflika, arrivé aux affaires dans les conditions que l’on sait, et n’ayant d’attache avec les militaires qu’au travers d’une lointaine appartenance à l’ALN, aurait réussi, et qui plus est, sur son lit de malade, là où ses prédécesseurs avaient échoué. Si ce n’est pas faire preuve de magie, cela relève nécessairement de l’art politique. C’est son clan tlemcenien, soutenu bien entendu par la police politique, qui a dû déterminer ces dernières années la situation politique algérienne. On a semé l’idée d’un pouvoir monarchique prêt à absorber le mythe fondateur de novembre 1954. Saïd Bouteflika était sur le point de s’emparer du pouvoir nous disaient des chroniques régulières. L’art politique de Bouteflika a consisté finalement à cultiver le paraître, comme du reste l’enseigne Machiavel. Bouteflika sait que l’œil ne saisit que les apparences, et le regard n’est pas toujours panoramique.
NOTES :
- La comparaison est surfaite. Il n’y a pas d’homologie entre la carrière de Castro et celle de Bouteflika, d’une part ; et celle de Saïd et Raúl, d’autre part. Castro est un chef de guerre et un héros. Il est le chef suprême qui a conduit son pays jusqu’à l’indépendance avant de prendre la tête du gouvernement jusqu’à sa mort. Bouteflika, comparativement aux historiques de la révolution algérienne, n’a occupé dans la guerre d’indépendance qu’un rôle secondaire. Dès 1962, il fera partie du gouvernement jusqu’au décès de Houari Boumediene (1932-décembre 1978). Il ne reparaitra plus sur la scène politique que vingt ans plus tard. Au chapitre du pouvoir, Castro contrôlait la Défense nationale et l’ensemble du gouvernement. Ce qui n’était pas le cas de Bouteflika. Pour ce qui est des frères respectifs des deux chefs d’État. Raúl est un homme politique en activité depuis la fin des années 1950 et membre du gouvernement cubain depuis le milieu des années 1970. En un mot il a exercé une activité politique précoce à même de légitimer les fonctions qui lui ont été attribuées par la suite. Saïd, quant à lui, est loin d’être un homme politique. A part, sa participation au mouvement syndical dans l’enseignement supérieur, on ne lui connait guère d’activités publiques. Ajoutons que, hormis peut-être le cas de Houari Boumediene, le système politique algérien ne ménage aucune place aux chefs. Messali Hadj, le précurseur du nationalisme algérien fut écarté dès 1954 du leadership. Le FLN qui s’est substitué à lui, n’a jamais pu s’incarner dans la personne d’une personnalité particulière. Il a été lui-même créée par le groupe des 22, alors que sa direction se déclinait en groupe des 9 ou des 6. Ayant fait preuve d’autonomie Abane Ramdane est assassiné par ses compagnons d’armes. A l’indépendance, Krim Belkacem, Mohamed Khider sont assassinés, tandis que Ferhat Abbas, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf, pour ne citer que ceux-là, sont persécutés. S’il a échappé à l’assassinat dans les années 1960, ce dernier n’en réchappera pas dans les années 1990, lorsqu’on a avait fait appel à lui pour présider le HCE. En somme le système politique algérien est un système sans chef. Cela se vérifie en période de crise. Dans les jours de tourmente, le régime est porté à rejouer la collégialité vécue durant la guerre contre la France. On est donc loin des régime castriste et bourguibien qui se sont forgés autour de la même personnalité et sur deux périodes différentes: celle précédant l’avènement de l’indépendance ou de la chute de la dictature de Batista et celle de la libération. Ce n’est donc pas Bouteflika qu’il faille comparer avec Castro mais Messali Hadj. Or ce dernier, et même ses divers substituts du FLN comme je le disais, ont été tous éliminés un par un, d’où l’impossibilité de dresser le parallèle entre les situations cubaine et algérienne.