S’il est un personnage de la mythologie ancienne auquel on puisse rapprocher Kasdi Merbah, de son vrai nom Khalef Abdallah, c’est bien celui de Janus. Le Dieu à double tête, des débuts et des fins. On associe volontiers l’image de ce «Boussouf Boy», comme on dénommait alors les gens du MALG (Ministère de l’Armement et des Liaisons générales), à deux moments distincts de sa carrière militante et politique. Maître espion, Kasdi Merbah fut le père de la redoutable SM (Sécurité militaire) qui, sous Boumediene, exerçait une chape de plomb sur l’ensemble de la société algérienne ; homme politique, il fut le premier à diriger un gouvernement sous le régime du multipartisme. Comment ce chef de la première police politique de l’Algérie indépendante a-t-il pu basculer dans l’opposition pure et dure contre le régime qu’il a contribué à mettre en place ? Retour sur le parcours exceptionnel de cet homme clair-obscur.
Un Kabyle dans le clan d’Oujda
C’est à l’appel à la grève des études lancées en 1956 par l’Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA) que ce Kabyle natif en 1938 de Fès au Maroc, rejoint la base de l’ALN à Oujda. D’une famille originaire d’At Yanni, il résidait au Maroc où son père était propriétaire terrien. Le jeune lycéen est intégré dans l’école de formation des premiers responsables des services spéciaux algériens qui venait d’être mise sur pied par Laroussi Khalifa et ce, sous la supervision du patron du MALG, Abdelhafid Boussouf. Kasdi Merbah avait eu comme camarades de classe trois futurs ministres dont l’un d’eux sera nommé par lui-même quand il deviendra chef de gouvernement : Chérif Belkacem, Abdelhamid Temmar et Boualem Bessaïeh et un futur patron de la police, Ali Tounsi. Nommé en 1960 chef du service de renseignement militaire du MALG, Merbah prend part en tant que représentant de l’État-major de l’ALN aux pourparlers secrets entre le FLN et la France lors de la rencontre des Rousses du 11 au 19 février 1961, puis à Évian du 7 au 18 mars 1962. Une année avant l’indépendance, Kasdi Merbah fera partie de la promotion « Tapis Rouge » du KGB à Moscou en compagnie de Hassan Bendjelti, qui sera chargé en 1994 du renseignement extérieur ; de Mohamed Mediene dit Toufik (qui deviendra patron du DRS) ; de Djillali Meraou dit Si Salah, futur colonel du DRS, chargé de la propagande du gouvernement pendant la guerre civile et qui perdra la vie en 1995.
Dès l’indépendance, Boumediene intègre les services au ministère de la Défense dont il détenait le portefeuille. Il charge deux hommes pour entamer le processus de leur modernisation : le commandant Kasdi Merbah et le colonel Ahmed Bencherif, ancien officier de l’armée française. Ce dernier est chargé, du reste, de créer un corps de gendarmerie. Il en deviendra, au demeurant, le commandant jusqu’en 1977. Anticipant les mauvais coups, le chef de l’armée qui vit dans la hantise des coups d’État, n’hésite pas à lancer des services parallèles tournés vers l’étranger. Il en confiera la direction à Messaoud Zeghar alias Rachid Casa, un ex du MALG, qui possède un carnet d’adresses exceptionnel aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient. Dans le même temps, le ministère de l’Intérieur est instruit pour que les différents services de police informent Boumediene de ce qui se passe dans le pays, et ce, dans l’ensemble des secteurs d’activités civils et militaires. Ben Bella, quasiment ignoré, va lui-même s’atteler à créer sa propre police.
L’homme de l’ombre
En octobre 1962, la Sécurité militaire est officiellement mise sur pied. Elle va rapidement devenir sous la direction de Kasdi Merbah, le pilier du régime de Boumediene. Le chef de la SM dispose d’une arme infaillible : les archives secrètes du MALG récupérées de la Tunisie et du Maroc. Merbah, les avait lui-même transférées à Alger. Elles contiennent des informations autant sur les ennemis que sur les « frères ». C’est grâce à elles que Boumediene s’assure, après le coup d’Etat du 19 juin 1965, le silence de certaines personnalités. Plus tard, à la mort de ce dernier, Kasdi Merbah en usera pour peser sur la succession politique du défunt chef de l’État.
Transformée en outil de répression, la SM se donne pour vocation de surveiller la société et de prévenir toute remise en cause du bien-fondé de la politique poursuivie par Ben Bella et Boumediene. S’étant imposé par la force des armes, le pouvoir à la limite de la paranoïa pense ainsi régler la problématique de son illégitimité.
La terreur s’installe parmi les responsables de l’armée et du FLN, et personne n’ose parler de cet organisme qui leur donne des nuits blanches. La SM étend ses tentacules dans le secteur économique et dans le parti unique en y recrutant des informateurs. Il n’y a pas de section FLN ni d’entreprise publique qui ne possède son agent. Les différentes sociétés nationales se sont, du reste, vues dotées de Bureaux de sécurité et de prévoyance (BSP). En outre, la société civile à l’intérieur du pays ou à l’étranger est approchée par le truchement d’associations créées par la SM à l’effet de débusquer d’éventuels opposants.
Le rôle de l’organisme cher à Merbah s’accrut quand, – en plus d’avoir l’habilitation de donner son aval aux candidatures aux postes de haute responsabilité,- on doit soumettre à son appréciation les candidatures des petits fonctionnaires. Devenue puissante, la police politique savait pénétrer les esprits en instillant l’idée parmi les élites que seule l’allégeance au système est une valeur sûre et permet l’accès aux privilèges. Ceux qui tenteront d’émettre des critiques à l’encontre de l’ordre établi, n’ont d’autre choix que de renoncer à toute ambition professionnelle.
La SM aidera Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene dans leur guerre contre les opposants, notamment les historiques. La prison et l’exil seront le lot des ex-compagnons de guerre. Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider sont les cas les plus célèbres. Cependant les assassinats politiques ne seraient pas tous imputables à la SM. Mohamed Khemisti, ministre des Affaires étrangères aurait été liquidé en 1963 par la police de Ben Bella. Boumediene qui aurait été prévenu par Merbah sur l’exécution prochaine du ministre, aurait fermé les yeux, prévoyant que cet acte ne ferait qu’aggraver l’isolement du chef de l’État.
Après le coup d’État du 19 juin 1965, le régime accentue la répression. Les militants du FFS, les communistes du PAGS et ceux du PRS de Mohamed Boudiaf sont pourchassés et torturés. Ce fut le cas du poète Bachir Hadj Ali qui avait fondé le PAGS. Emmené dans les locaux de la SM, il dut subir les pires sévices des hommes de Kasdi Merbah. Hocine Zehouane et Mohammed Harbi qui avaient pris part à la création de l’Organisation de la résistance populaire (ORP), furent eux aussi jetés en prison. Dans l’Arbitraire que publia Bachir Hadj Ali aux éditions de Minuit en 1966, deux noms sont revenus plusieurs fois dans le texte : Kasdi Merbah et Abdallah Benhamza dit capitaine Amirouche, proche collaborateur de ce dernier. Les deux hommes « président d’une manière directe à cette organisation scientifique de la torture », écrit Hocine Zehouane dans la préface de l’ouvrage de Hadj Ali.
Pour avoir mené une insurrection armée contre le régime de Ben Bella, Aït-Ahmed, ancien dirigeant de l’Organisation spéciale (OS), bras armé du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), s’est retrouvé en prison avec comme geôliers d’anciens militants de cette organisation dont il fut le chef. Il se souvient de la visite-éclair que lui a rendu en octobre 1964 Kasdi Merbah dans sa cellule. A peine arrivé le chef de la SM, le toise d’un regard réprobateur en lui lançant en arabe marocain «Tu ne vaux pas un oignon ».
A partir de 1968, la SM trouve le moyen de renforcer son emprise sur le pays. Houari Boumediene est averti par Kasdi Merbah des agissements du colonel Tahar Zbiri, chef d’État-major de l’ANP qui projette un coup d’État contre lui. Boumediene qui a compris que son régime était sérieusement menacé, charge le chef de la SM de faire le nécessaire. Le 14 décembre 1967, Tahar Zbiri passe à l’acte mais son entreprise est vouée à l’échec. Ce n’est qu’après ce coup d’État avorté que Boumediene accorde une confiance totale à Kasdi Merbah. Devenue l’un des plus importants centres de décision, la SM voit son budget considérablement amélioré. L’organisme dirigé par Merbah recrutera désormais des indicateurs occasionnels et s’attachera les services des chômeurs, des chauffeurs de taxi, des gens des médias, des médecins et des ouvriers. Tout au long des années 1960 et 1970, les Algériens où qu’ils puissent se trouver, à étranger ou à l’intérieur du pays, sont tenus de s’abstenir d’exprimer la moindre opposition au régime en place.
En dépit de ce climat lourd qui voit Aït Ahmed croupir en prison et Boudiaf s’exiler au Maroc, Boumediene se retrouve dès sa prise de pouvoir face à deux opposants de taille, tous deux chefs historiques du FLN : Mohamed Khider, ex trésorier de l’organisation nationaliste et Krim Belkacem, ex-ministre de la Défense du GPRA. Le premier, depuis la Suisse menaçait de distribuer l’argent du FLN à l’opposition, tandis que le second fonde en 1968 le Mouvement pour la défense de la révolution algérienne (MDRA). Mais le parcours politique des deux hommes allait prendre fin d’une façon brutale suite à leur assassinat. Ce sont, semble-t-il les services de police dirigés alors par Ahmed Draïa qui durent éliminer Khider à Madrid, tandis que la SM s’était occupée, sur instruction de Boumediene, de la liquidation de Krim Belkacem. Le MDRA que Krim entreprend d’organiser à Paris est vite infiltré par les hommes de Kasdi Merbah. Les rapports transmis par les taupes de la SM, ont été à l’origine de l’arrestation de Lakhdar Bouregâa, ancien commandant de la wilaya 4. Ce dernier a eu la malchance d’entretenir des contacts avec le fondateur du MDRA. L’ancien officier de l’ALN sera traduit en avril 1969 devant un tribunal d’exception et ce, après avoir été torturé par la police et la SM. Quant à Krim Belkacem, il se verra condamné à mort par contumace par le même tribunal avant d’être attiré en octobre 1970 dans une chambre d’hôtel à Frankfurt où il sera retrouvé mort par strangulation.
Kasdi Merbah « le Sphinx » ennemi juré des services secrets français
La SM a servi également à consolider l’assise économique du régime issu du putsch du 19 juin. Soucieux de faire recouvrir à l’Algérie ses ressources pétrolières et du coup pérenniser son régime, Boumediene s’est fait grandement épaulé par Kasdi Merbah pour réaliser ce qui allait le rendre populaire aux yeux de larges pans de la société algérienne. Boumediene envisage de nationaliser les hydrocarbures mais il a besoin de connaître les intentions françaises dans le cas où il viendrait à passer à l’acte. Il n’y a que les proches du chef de l’État qui sont informés du projet. Même Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères n’est pas mis dans la confidence.
Kasdi Merbah ne tardera pas à apporter les réponses nécessaires en réussissant le coup de force d’infiltrer le Quai d’Orsay. Depuis Paris son agent expédie 4000 documents secrets. Alger prend le temps de les analyser. Le 24 février 1971, Houari Boumediene annonce solennellement la nationalisation des avoirs pétroliers étrangers. Surnommé « le Sphinx » par les gens du SDECE (le service français du contre-espionnage de l’époque), Kasdi Merbah est la bête noire des services français qui assistent impuissants au démantèlement par la SM de leurs réseaux en Algérie. Le colonel Kasdi Merbah se permet même dans le cadre de la guerre entre les services de protéger le terroriste Carlos qui séjourne en Algérie aux environs de 1975.
Cap Sigli, le dernier baroud de Kasdi Merbah sous la casquette de la SM
Alors que Houari Boumediene était plongé dans le coma depuis trois semaines, une information est venue soudainement rompre le ronron médiatique qui ne parlait que de la maladie du chef de l’État.
Un avion de type Hercules C-130 appartenant aux Forces armées royales (armée marocaine) a largué durant la nuit du 10 au 11 décembre 1978 des armes, des munitions et des explosifs sur une zone montagneuse du rivage kabyle, entre Bejaïa et Azeffoun, à 1,5 km au sud du cap Sigli. L’avion était attendu par un « commando » de six personnes qui avait allumé des feux de balisage pour faciliter le repérage des lieux. Tout le groupe est arrêté. Le chef, 48 ans, présente le profil idéal de l’opposant : Benyahia Mohamed Sadek, pour ne pas le nommer, est un ancien moudjahid (maquisard) de la wilaya III, qui plus est un Kabyle déserteur de l’armée française. Il a de bonnes raisons de se rebeller contre l’État puisqu’il s’était vu contraint de céder sa boulangerie pour cause de nationalisation. L’avion est marocain et les armes sont, semble-t-il, françaises. Si la France représente l’ex-colonisateur, le Maroc, lui, est le pays « frère-ennemi » qui s’est attaqué à l’Algérie dès les premiers mois de l’indépendance. De plus la télévision algérienne diffuse les aveux de Benyahia Mohamed Sadek. Ce dernier affirme qu’il avait rencontré à Paris un officier marocain des services secrets qui l’a aidé à élaborer l’opération de parachutage. Il appartenait à l’Algérien de recruter les hommes à même de réceptionner les ballots d’armes. Ce qu’il fit, une fois rentré en Algérie. Ses recrues sont d’anciens maquisards de la wilaya III. Toujours est-il que la SM avait infiltré ce groupe qui, à l’évidence n’avait aucun relais dans la société. Isolé, il n’est soutenu par aucun parti politique, ni par une quelconque formation d’opposition. En outre, Alger n’a pas jugé utile d’abattre l’avion qui a osé violer son espace aérien. Les acteurs sont donc réels, mais l’opération semble échapper à ceux qui pensent en être les cerveaux. Le Maroc et l’Algérie qui s’échangent régulièrement des invectives sont ouvertement ennemis, mais en sous-main, ils se concertent autant de fois que la situation l’exige. Kasdi Merbah a dû auparavant rencontrer secrètement dans un hôtel suisse Ahmed Dlimi, chef des services marocains pour discuter de l’après-Boumediene. Il est possible qu’ils aient également discuté de l’après-Hassan II, car l’une des vocations des services secrets est de dresser des prévisions pour le futur. Nombre de spécialistes ont fait déjà ce constat : l’Union du Maghreb trouve concrétisation que sur l’unique terrain des services secrets où l’entente est toujours totale.
Merbah soutient la candidature de Chadli
Pendant que les regards étaient fixés sur le psychodrame du cap Sigli, en haut lieu on préparait dans le plus grand secret la succession de Boumediene qu’on savait condamné par la maladie. Le chef de la SM réputé être « l’homme le plus informé d’Algérie » est au fait de son pouvoir. Devenu coordinateur de l’ensemble des services de sécurité algériens (SM, gendarmerie, police) il est à la manœuvre pour susciter le consensus au sein de l’institution militaire à même de permettre la cooptation du colonel Chadli Bendjedid.
Les Algériens qui s’apprêtent à faire leurs adieux à l’homme du 19 juin, devaient s’estimer heureux que leur valeureuse SM ait pu déjouer le plan de déstabilisation ourdi par l’étranger. En outre, l’Algérie officielle n’a pas manqué d’accuser Rabat, à commencer par Chadli qui succède au défunt président. La désignation du nouveau chef de l’État est finalement décidée lors d’un conclave d’officiers qui s’est déroulé près de Bordj El Bahri, à quelque encablure de l’une des résidences de Kasdi Merbah, plus exactement à l’École Nationale des Ingénieurs et des Techniciens d’Algérie (ENITA) dirigée alors par Larbi Belkheir.
Pour masquer aux yeux du public le principe véritable ayant présidé au choix du chef de la 2e Région militaire, on usa de la formule le « plus ancien dans le grade le plus élevé » alors qu’en réalité le colonel Abdellah Belhouchet jouissait de cinq années d’ancienneté de plus que Chadli. Ce choix sera lourd de conséquences, non seulement pour le patron de la SM mais pour l’Algérie entière qui va désormais basculer dans une nouvelle phase de son histoire.
L’homme politique
Peu après que Chadli Bendjedid eut été « élu » président de la République, Kasdi Merbah devient secrétaire général du ministère de la Défense nationale, cédant ainsi son poste de directeur de la SM au colonel Noureddine Yazid Zerhouni. Merbah est peut-être déçu car il peut bien penser qu’il mérite d’être nommé à la tête du ministère de la Défense. De toute façon il ne conservera pas son poste plus longtemps puisqu’une année plus tard, il est mis sur une voie de garage après avoir été désigné vice-ministre de la Défense, chargé de la logistique et des industries militaires. Ce fut la dernière fonction que Kasdi Merbah occupera au sein de la hiérarchie de l’armée. A partir de 1982, ce dernier entamera une carrière civile qui le conduira à occuper tour à tour les portefeuilles de l’Industrie lourde, de l’Agriculture et de la pêche, puis de la Santé.
Ces différentes fonctions ont fini de forger à Merbah une réputation d’intégrité et d’efficacité. Cependant, quand le pouvoir de Chadli s’est affaibli suite à la survenue des événements d’octobre 1988, Kasdi Merbah va faire savoir et ce, d’une manière très discrète qu’il est intéressé par devenir chef de l’État. Voulant quêter l’opinion de certains hauts gradés, il se heurtera à la réponse sèche de Larbi Belkheir : Le président français François Mitterrand soutient Chadli.
Face à la menace Merbah, Chadli qu’on surnomme en catimini le « roi fainéant » se rabat sur Larbi Belkheir, son directeur de cabinet qu’il vient de désigner à ce poste. Chadli le connaissait car il l’avait sous son commandement à Oran (entre 1972 et 1975) quand il était à la tête de la 2e Région militaire. Chadli l’avait perdu de vue suite à sa nomination comme directeur de l’ENITA. Pourtant le dossier personnel de Larbi Belkhier est entaché d’une inculpation gravissime. Dans les années 1970, une enquête de la SM avait mis à jour des malversations commises dans cet établissement. Kasdi Merbah y avait alors apposé, la mention « à radier de l’ANP ». Chadli évidemment n’en tient pas compte. La nomination de Merbah au poste du chef de gouvernement visait finalement sa neutralisation. Devenu pour Chadli le danger n°1, l’ex-patron de la SM ne se voit accorder aucun temps de grâce alors qu’on lui confie,- en ces lendemains de tueries qui viennent d’ébranler le régime-, les dossiers les plus épineux. Des grèves suscitées par la présidence éclatent un peu partout. Merbah est même privé de passages à la télévision. L’hebdomadaire Algérie-Actualité, sous la plume de Kamal Belkacem, lequel est briefé par Larbi Belkheir, n’hésite pas à attaquer le chef du gouvernement contraignant celui-ci à censurer la publication. Le journal télévisé en fait ses choux gras, provoquant ainsi la réaction de la Ligue des droits de l’Homme de Miloud Brahimi. Quand des critiques commencent à pleuvoir en si grand nombre, c’est que les jours de celui qu’elles tiennent pour cible sont comptés. Le Cardinal (surnom de Belkheir) en profite pour faire signer à Merbah quelques textes de loi impopulaires, tel que le code de l’information qui devait soulever un tollé général. Aussi, trois jours avant son départ, Merbah signe l’agrément du Front islamique du salut (FIS). Cette mesure semble être inspirée par le Cardinal qui projetait de s’en servir pour imposer des réformes économiques conformes à la vision d’un petit cercle de généraux. Chadli Bendjedid ne s’avisait pas qu’il ne lui restait que deux ans et quatre mois à passer au pouvoir avant que son protégé ne le pousse à la porte de sortie précisément à cause des conséquences qui résultèrent de l’agrément du parti islamiste.
Le 9 septembre 1989, le gouvernement Merbah est officiellement démis de ses fonctions. Il aura tenu dix mois et quatre jours. On aura rarement vu Kasdi Merbah sortir de ses gonds. En pleine conférence de presse, il lance « Hnna Imout Kaci » (j’y suis, j’y reste). Il aurait accepté une mission presque impossible, alors que les caisses de l’État sont vides. Il devait assembler en un mois la somme de 800 millions de dollars. Chadli aurait compris que son Chef de gouvernement était en mesure d’apporter des réponses réelles aux problèmes et de prendre des décisions qui ne lui auraient pas convenu.
Basculement dans l’opposition et fin tragique
L’énervement passé, la première décision qu’a prise l’ex-patron de la SM, après son limogeage par Chadli est de démissionner du FLN. Il fonde par la suite son propre parti politique : le MAJD (Mouvement algérien pour la justice et le développement). Cet épisode ne passe pas inaperçu : quand Abassi Madani a reçu un émissaire de Merbah pour l’avertir que la grève illimitée à laquelle il venait d’appeler est un « piège » qu’il fallait absolument éviter, le chef du FIS ne le prend pas au sérieux, croyant comprendre que Merbah agissait ainsi par rancune envers Chadli.
Toujours est-il que le président du MAJD devait constater que l’action qu’il avait engagée quelques années plus tôt en faveur du président en exercice, a eu pour conséquence de renforcer le pouvoir de Larbi Belkheir. Celui-ci avait mis en coupe réglée l’ensemble des services de sécurité dont la restructuration débouche au lendemain d’octobre 88 sur la naissance du DRS. L’ironie du sort a été de voir le MAJD infiltré par les agents de Toufik qui vont informer régulièrement leur chef des contacts et mouvements de l’ex-patron de la SM.
Même s’il se sait menacé, ayant reçu plusieurs avertissements, Kasdi Merbah répond favorablement à la sollicitation du président du HCE, Mohamed Boudiaf, qui cherchait de l’aide pour lutter contre la corruption. Après l’assassinat de ce dernier, l’ex-patron de la SM avait tenté de trouver une solution à la crise mais en dehors du cadre fixé par les généraux. Merbah est favorable à un dialogue avec la direction politique du FIS dont il a rencontré secrètement en Suisse quelques uns de ses membres. Mais le 21 août 1993 un attentat terroriste met brutalement fin à la vie de celui qui en savait beaucoup sur tout le monde. Le meurtre est exécuté avec un tel niveau de professionnalisme que personne ne croit à la thèse du GIA, lequel s’en est attribué la paternité. L’homme qui vient de disparaître faisait peur : il avait l’oreille des islamistes et les moyens de se faire entendre jusque à l’intérieur du sérail.
Bibliographie
— Aït-Ahmed Hocine, L’affaire Mécili, Paris, La Découverte, 2007 (2e édition). — Brahim El Mili Naoufel, France-Algérie, 50 ans d'histoires secrètes (1962-1992), t.1, Paris, Fayard, 2017. — Faligot Roger, Guisnel Jean, Kauffer Rémi, Histoire politique des services secrets français. De la Seconde Guerre mondiale à nos jours, Paris, La Découverte/Poche, 2012, 2013. — Faligot Roger, Krop Pascal, La Piscine. Les services secrets français 1944-1984, Paris, Seuil, 1985. — Hadj-Ali Bachir, L’Arbitraire, Paris, Minuit, 1966. — Rivoire Jean-Baptiste, Françalgérie, crimes et mensonges d'État, Paris, La Découverte/Poche, 2005. — Samraoui Mohammed, Chronique des années de sang, Paris, Denöel, 2003. — Sifaoui Mohamed, L'histoire secrète de l'Algérie indépendante. L'Etat-DRS, Paris, Nouveau Monde, 2012.