L’espionnage est une activité aussi vieille que l’Humanité. L’être humain a toujours été porté à vouloir obtenir des renseignements d’une manière clandestine, c’est-à-dire à l’insu de ou des personnes qui les posséderaient. En ce domaine, même les animaux semblent en être doués. Qui n’a pas remarqué que les chats se cachent derrière les meubles ou les rideaux pour voir sans être vus à quel endroit de la cuisine la maîtresse de maison va déposer la nourriture ? Mais gardons-nous de plaisanter, l’espionnage est attaché à des choses plus importantes et graves : les guerres. Ce sont les guerres qui vont inciter les sociétés à se doter de structures dédiées à la collecte indue de renseignements et de données personnelles touchant divers acteurs du camp ennemi. Ce sont elles qui vont faire naître le besoin de se doter des fameux services secrets.
Hannibal, un grand maître de l’espionnage
Si Hannibal1 a osé défier Rome en entamant une marche vers l’Italie, après avoir traversé les Pyrénées, cela n’a été possible que grâce aux nombreux éclaireurs et espions qu’il avait pu recruter dans les tribus hostiles au pouvoir romain. En l’an 217 avant J.-C, pour contrer la menace que fait planer Hannibal sur l’Italie, le dictateur romain Quintus Maximus dit Le temporisateur, décide d’adopter – d’où son surnom – une stratégie consistant à refuser de livrer bataille à l’armée carthaginoise. Le temporisateur mise sur le fait qu’Hannibal finirait avec le temps par être épuisé par une guerre d’usure, qui plus est, le contraindrait à évoluer dans un environnement hostile.
Ayant immédiatement compris la manœuvre, Hannibal opte pour l’arme de la terreur en saccageant les domaines appartenant à de grands propriétaires terriens qui siègent dans le Sénat romain. Mais d’une façon rusée il évite de toucher aux domaines du dictateur romain si bien que cette manière de faire sème le doute dans les esprits. Beaucoup ont cru flairer un accord tacite entre les deux dirigeants ennemis. Au Sénat, on doute désormais du patriotisme du dictateur qui est soupçonné d’agir pour ses intérêts personnels. La tactique d’Hannibal a donc porté ses fruits. Le Temporisateur est sommé de céder une partie de ses prérogatives à l’un de ses concitoyens, le dénommé Marcus Minucius, provoquant ainsi la division de l’armée romaine. Mais, comment le général africain a-t-il pu réussir son coup ? Tout simplement parce qu’il avait à son actif un service secret performant qui a pu lui fournir deux informations capitales : le détail du cadastre foncier de Rome et l’existence de luttes de clans au sein du Sénat romain. C’est dire l’ancienneté des opérations d’intox fondées sur l’espionnage !
Boutin, l’espion de Napoléon
Cela dit, c’est du reste un espion du nom de Vincent-Yves Boutin qui ouvrit la voie à la conquête de l’Algérie par la France. Envoyé en 1809 par Napoléon, cet officier du génie vient officiellement rendre visite au consul de France qui est soi-disant son cousin. Arborant le burnous se laissant pousser la barbe, Boutin se fait passer pour un pêcheur trouvant ainsi le prétexte pour s’attarder des heures durant dans tel ou tel endroit qu’il scrute dans ses moindres détails. Boutin sillonne toute la côte algéroise mais finit par attirer sur lui l’attention du Dey d’Alger qui le menace d’expulsion pour cause d’excès de curiosité. Mis sous pression, le 17 juillet l’espion de Napoléon décide de quitter la « Barbarie ». Une mésaventure toutefois l’attend au tournant : il est capturé par une frégate anglaise. Ayant trouvé un moyen de s’échapper à travers l’Empire ottoman, il regagnera Paris en novembre non sans avoir égaré ses relevés topographiques. Les ayant reconstitués de mémoire, il recommande à l’armée française de débarquer à « Sidi Ferruch » entre les mois de mai et de juin. Vingt-et-un an, plus tard, le maréchal de Bourmont foulera le sol algérien à l’endroit exact indiqué par les plans de Boutin.
Le profil de l’officier de renseignement colonial va se préciser à partir de 1844 avec l’institution des bureaux des Affaires arabes. Le nouveau métier combine la démarche du praticien de l’action psychologique et celle de l’administrateur civil. Il en sera ainsi à peu près jusqu’à l’avènement des SR (Service du renseignement) puis du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) à partir de 1945.
Boussouf, le précurseur algérien
Contrairement à Boutin, Abdelhafid Boussouf futur père des services de renseignements algériens, n’a pas fait d’études de génie. Devenu instituteur après avoir été simple livreur, il adhère au PPA de Messali Hadj tout en poursuivant par correspondance une licence de psychologie. Traqué, toutefois par la police, il n’a pu aller jusqu’au bout de ses études. L’Organisation spéciale (OS) bras armé clandestin du PPA dont il dirigeait le bureau de Philippeville (Skikda), venait d’être démantelée, contraignant ainsi le futur colonel « Si Mabrouk » à regagner l’Oranie. Membre du groupe des 22 historiques qui ont décidé le passage à l’action armée contre la France, Boussouf est nommé le 5 novembre 1954 adjoint de Larbi Ben M’hidi, chef de la Wilaya 5.
Admirateur de Staline et de Franco, affectionnant des lunettes sombres, Boussouf est sorti de l’ombre le jour où il avait rencontré le major Fathi Dib des Moukhabarat, les services secrets du Caire. Gamal Abdel Nasser s’engage à envoyer des armes pour le FLN, à charge pour ce dernier de s’organiser en conséquence. A la suite d’Ahmed Ben Bella, le maître espion algérien se voit sur-le-champ gratifié par la France coloniale d’une stature internationale. Comme à son habitude Paris surdimensionnait toutes les personnalités qui étaient en mesure de négocier avec l’Égypte.
En août 1956, le colonel Si Mabrouk prend part au congrès de la Soummam. Cependant il ne souffle mot quand la réunion énoncera la primauté du politique sur le militaire et la primauté de l’intérieur sur l’extérieur. On est loin de se douter que cet homme qui écoute attentivement les recommandations des congressistes, participera quelques mois plus tard à l’élimination de l’inspirateur de ces deux principes, à savoir Abane Ramdane 2. Pourtant la création d’une police politique a été bien préconisée par le congrès de la Soummam. Promu en 1958 par le Gouvernement provisoire de la révolution algérienne (GPRA) à la tête du ministère de l’Armement et des liaisons générales (MALG), Boussouf entreprend de bâtir des services de renseignement modernes.
Mais sa vision du monde trop imprégnée par la mentalité des caïds d’antan, (lui- même étant originaire d’une famille aisée mais déclassée) l’incitait-elle à chercher chez les hommes et les femmes la soumission et l’obéissance. Si Mabrouk s’attachera du reste les services d’un jeune homme envoyé du Caire qu’il nommera comme son adjoint. Cet homme quelque peu ascétique se fait appeler Houari Boumediene. Son équipe s’enrichit également d’un nouveau collaborateur en la personne de Messaoud Zeghar alias Rachid Casa qui va s’occuper du trafic d’armes avec les étrangers.
Mais, le dispositif d’espionnage à la Boussouf, embryon de l’Etat algérien, devait naître dans la clandestinité et la hantise d’être infiltré à la fois par les services français et les messalistes. La pression exercée par le Maroc qui s’obstinait à contrôler l’ALN n’est pas des moindres. Le système d’espionnage de Boussouf s’inscrivait dans un double front, extérieur et intérieur. Il luttait contre les colonialistes mais aussi contre les concitoyens du GPRA et du Comité de coordination et d’exécution (CCE).
Au reste, Boussouf affectionnait de recruter des clients, des serviteurs ou des disciples qu’il concevait comme des instruments de pouvoir. En 1958 on a pu mesurer déjà l’efficacité des services algériens : ils réussirent à infiltrer par la corruption les Moukhabarat de Nasser qui espionnaient le FLN.
S’ils ne se sont pas enrichis, Boussouf et Boumediene usaient toutefois de la corruption pour consolider leur pouvoir. Le maître espion algérien, (tout comme Boumediene) ne s’est jamais aventuré, en tant que chef de la wilaya 5, à sortir de sa base d’Oujda au Maroc, se contentant de commander sa wilaya à distance 3.
C’est tout le contraire du colonel Lotfi (Benali Dghine), qui fut le seul à aller sur le terrain. Il fut au reste tué en 1960 près de Bechar. L’indépendance venue, Boussouf fut l’une des rares personnalités à s’éclipser de la scène publique sans faire grand bruit. A l’opposé de Kasdi Merbah qui paya de sa vie sa volonté de poursuivre une carrière politique après sa retraite des services, Boussouf a eu l’idée de changer d’activité en optant pour les affaires. L’homme qui n’avouait jamais à l’avance où il allait se coucher, faisant irruption à l’improviste dans l’une de ses nombreuses demeures ; mourut en 1980 de mort naturelle dans l’anonymat le plus absolu.