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manifestation du Hirak à Alger
Image de Boumediene Sid Lakhdar

Boumediene Sid Lakhdar

Enseignant

Hirak: l’humour décapant de la jeunesse algérienne

Le monde entier l’a souligné, la protestation des rues en Algérie est d’un pacifisme remarquable mais, au-delà, c’est l’humour des slogans qui en a été la marque la plus forte. Enfin une arme qui peut combattre tous les despotismes.

Ce qui a surpris le monde entier fut, et reste encore ces dernières semaines, les messages humoristiques sur les banderoles, accompagnés d’une manifestation joyeuse des jeunes protestataires à travers tout le pays.

Au-delà du caractère sympathique que peut provoquer ce choix, naturellement d’un potentiel d’accueil favorable, en toutes circonstances et en tous lieux de la planète, il y a tout de même un étonnement légitime.

L’observateur de ce mouvement sait que le régime politique auquel s’adressent les jeunes algériens n’est assurément pas disposé à être réceptif à l’humour. Il ne l’est à aucun moment, nous devinons qu’il le serait encore moins si sa survie et ses intérêts sont menacés.

Pourtant cela a fonctionné, il a vacillé face à l’appel sarcastique des jeunes effrontés devant lesquels il semble tétanisé. Et que l’armée algérienne soit « désarmée » lorsqu’elle est confrontée à une fronde, c’est bien là le miracle de la situation.

Pourquoi ce phénomène s’est-il produit ? Si certains en sont étonnés, je le suis moins car, il y a trente ans, nous avions proposé la même arme. Ce n’était manifestement pas l’esprit de l’époque, nous y reviendrons.

Commençons par un exposé simple, sans rechercher l’érudition. Je le répète à longueur d’articles, ceux qui essaient d’étaler leur érudition académique sont en décalage avec l’exercice pédagogique d’un article de presse. Basons-nous sur des références que n’importe qui pourrait rechercher par lui-même, sans aucunement proposer une analyse d’un niveau insuffisant. Ce que nous apportons au lecteur est un raisonnement global, avec son cheminement argumentaire qui puisse appréhender la thématique dans sa plus proche vérité possible.

Le rire, une force incarnée de l’Homme

Proposons un point de départ incontournable, celui que tous les lycéens inscrivent sur leur copie, sans hésiter une seule seconde, dès lors qu’ils ont une base minimale de références.

Tout démarre par cette expression (cet aphorisme, dirions-nous si nous voulions jouer les intelligents) : « Le rire est le propre de l’Homme ». Souvent attribuée exclusivement au philosophe Bergson, on aurait du mal à identifier son auteur originel. Si ce n’est sa présence antérieure dans l’œuvre de François Rabelais, Gargantua, «Mieulx est de ris que de larmes escripre, Pour ce que rire est le propre de l’homme. »

  Les fondements de notre propos sont posés par cette expression. Les jeunes algériens ont opposé aux militaires leur humanité, puisque le rire est le propre de l’Homme. Face à la tentative de déshumanisation à laquelle se voue tout régime militaire, ils ont voulu leur exprimer leur statut d’êtres humains. Ils semblent leur dire « Nous existons, notre rire fait de nous des humains, vous ne pourriez, sauf à nous éliminer tous, nous enlever notre profonde identité même si vous avez occulté beaucoup d’attributs de son expression ».

Mais c’est encore plus fort dans l’interprétation car le régime militaire ne sait composer que face aux regards violents, de soumission et de flagornerie. Lorsqu’il a en face de lui les yeux de ces jeunes manifestants, ils lui renvoient en miroir leurs propres clowneries. Ils en sont ridiculisés et désarçonnés car ils n’ont jamais vu dans leur reflet aucune autre image que la terreur et la résignation qu’ils pensaient inspirer.

L’humour et, je préfère l’expression, le second degré, est donc l’arme de l’Homme libre face à tous les despotismes. Mais c’est aussi le seul moyen d’atteindre une Algérie inatteignable dans le terrible gouffre de l’irréel dans lequel elle est ensevelie.

Le second degré permet tout, il n’a aucun frein sémantique, aucun tabou conceptuel, puisqu’il passe par l’expression imagée. Il traverse les murs jusqu’aux consciences car les verrous des cerveaux ne bloquent que ce qui est reconnaissable par eux car tant mémorisé dans leur long apprentissage, je dirais même « endoctrinement ».

Si dans certaines sociétés, l’évolution historique a permis l’émergence de cette arme identitaire, pourquoi a-t-elle mis si longtemps a émerger dans d’autres, comme en Algérie ?

L’humour confisqué aux peuples

Ces lycéens que nous avions évoqués plus haut pourrait, là également, nous répondre car en histoire des pensées humaines, ils interrogent toujours en priorité les religions et leur impact sur les sociétés humaines.

Et comme eux, nous nous limiterons aux religions du « Livre », celles qui nous sont le plus accessibles, historiquement et géographiquement.

Commençons par la religion chrétienne (le terme catholique serait la circonscrire à une seule de ses deux parties). Là, le départ est très clair, nous sommes face à une pensée « sacrificielle » puisque les évangiles racontent, chacune avec le témoignage propre à son auteur, l’histoire d’un homme (même s’il est considéré comme l’incarnation spirituelle de Dieu, son enfant) qui s’est sacrifié pour sauver l’âme des mortels.

Et lorsque vous avez une histoire qui prend racine sur le sacrifice et la douleur, j’oserais dire, avec humour, que ce n’est pas exactement un sujet qui se prête au rire. Toute l’histoire du christianisme a été tenue d’une main de fer par l’Église pour rappeler le fardeau des populations à racheter la faute des Hommes, puisque c’est pour leur pêché qu’il s’est sacrifié.

D’autant, ne l’oublions pas, que les premiers chrétiens ont marqué également l’histoire de cette doctrine religieuse par le sang des martyrs, persécutés par la grande Rome. Et c’est encore plus ancien puisque l’Homme est sur cette terre pour expier la faute originelle du premier d’entre eux, celui qui a trahi la confiance de Dieu, Adam. Tout cela ne fait pas le lit de l’humour.

Contrairement à une croyance générale, les protestants ne vont surtout pas détruire cette complainte, bien au contraire. S’ils se sont opposés aux catholiques de Rome, c’est pour leur rappeler leurs dérives dans le pêché et rappeler également que l’Homme était sur cette terre pour racheter ses pêchés, sans aucune « indulgence » que vendait l’église comme à une foire (indulgence = titre permettant de racheter une partie ou l’ensemble des pêchés, moyennant une somme d’argent). Il n’y a donc aucun humour dans le protestantisme, c’est le moins que l’on puisse dire.

Qu’en est-il des musulmans ? Je résumerai par une pointe d’humour, c’est de circonstance, celle que nous utilisions lorsque nous étions lycéens « Que voulez-vous faire lorsqu’on vous oppose un texte écrit de la main de Dieu lui-même ? ». Nous y reviendrons au paragraphe suivant.

Terminons par les hébreux puisque se sont les inventeurs du monothéisme. Et là, ce sera la seule exception car jamais humour n’aura été si grand que dans la tradition judaïque. Pourquoi ?

La raison est simple, le parcours très tumultueux de cette communauté humaine a été des plus pénibles, nous le savons. Ils ont été pourchassés et réduits aux tâches les plus basses des sociétés humaines des pays où ils se sont retrouvés. Ainsi, l’humour fut naturellement leur arme de défense puisqu’ils disaient « mieux vaut en rire que pleurer ».

Les lycéens que nous appelons tout au long de ce texte rajouteraient « l’humour est la politesse du désespoir », quelle fantastique expression pour un peuple humilié qui n’ose se courber davantage qu’il ne l’est. L’humour devient alors sa dignité afin qu’il ne se plaigne pas pour susciter de la pitié mais se met face à ses interlocuteurs pour leur prouver cette dignité.

Je conseille aux jeunes lecteurs de lire les auteurs juifs américains (de descendance européenne, particulièrement Isaac Basheris Singer, le maître de l’humour juif).

Une fois ce tableau général présenté, revenons à l’Algérie et à ses manifestants. En quoi ce qui vient d’être dit éclaire la situation actuelle.

En Algérie, le second degré fut toujours considéré comme insolent

Comme nous venons de l’expliquer, les Algériens se sont retrouvés dans une nasse de laquelle ils ne pouvaient sortir. La religion est l’une des raisons fondamentales que vient amplifier le régime militaire.

Je l’ai souvent écrit, je fais partie de la génération qui a vu s’abattre sur elle une horde de professeurs d’arabe, venus du Moyen-Orient, comme un nuage de crickets sur un champ de blé.

Ils nous ont expliqués que nous nous étions éloignés de la langue et de la culture de nos ancêtres, nous ont expliqués qui étaient-ils mais, surtout, ils nous ont introduit la langue arabe avec une dose de doctrine à abattre un peuple.

Tout était religion, en toutes matières, en tout moment de la journée et en toutes paroles et postures. Et, nous l’avons dit, la religion musulmane a cette particularité que le texte doctrinaire est rédigé par le ciel. Nous n’avions aucun échappatoire.

Le rire était plus qu’un péché, c’était une offense à Dieu, à tous les instants de nos expressions, de nos mouvements. Le régime militaire a suivi cette doctrine et nul ne pouvait exprimer un mot, une phrase, au-delà du langage convenu du parti unique.

C’est exactement ce que nous avions retrouvé avec Ait-Ahmed en participant à des meetings ou des marches. La jeunesse venait de vivre 1989 et comme celle d’aujourd’hui, elle avait pourtant exprimé son désir d’un souffle de liberté.

On gardait en toute circonstances, même dans la colère, une attitude assez stéréotypée. On ne concevait la revendication que par des slogans sérieux, des paroles sérieuses et une attitude sérieuse. Le « sérieux » était consubstantiel à l’expression de la revendication démocratique.

C’est fondamentalement la différence avec la jeunesse qui manifeste actuellement. La raison est évidente, elle a voyagé et s’est formée au langage de la dérision, de l’humour et du second degré, notamment par Internet.

C’est là toute sa force face à une armée désorientée qui ne connaît pas ce langage et ne sait plus comment lui répondre car même la force lui est impossible. Il est hagard, paniqué et ignore cet agresseur nouveau et insolent, celui sorti des Lol et des Like. Il ignore leurs codes et ne peut les combattre, surtout avec une irruption en nombre dans les rues.

Mais avec la force brutale il y a toujours des limites à lui opposer l’humour déconcertant.

Les limites de l’humour face aux intérêts financiers vitaux

Les régimes militaires peuvent être bousculés un moment mais il y a une chose qui les remet immédiatement dans leur force, presque par un instinct bestial, c’est le sentiment de risquer de perdre les fortunes considérables amassées par eux-mêmes et leurs alliés, milliardaires offshore.

La grande limite réside donc dans l’essoufflement des manifestations de rues et l’absence d’une alternative crédible, en organisation comme en leaders. Et si cela ne vient pas rapidement, les militaires sauront reprendre le dessus car ils se sentiront menacés jusque dans leurs intérêts vitaux et le risque d’un jugement à la Nuremberg, sinon d’être lynchés dans les rues (l’histoire nous a prouvé que ce n’était pas un fantasme).

Alors, nous revenons toujours au même point, les révolutions ne sont jamais spontanées, elles sont préparées par des mouvements de fonds qui structurent la société et font émerger des idées et des hommes qui les portent.

L’humour et le rire ont été la force de ce mouvement, ils doivent rester impérativement mais ne peuvent à eux seuls engendrer cette seconde république que tout le peuple algérien souhaite par son cri qui a fait trembler les casernes des divinités algériennes.

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