Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
L'émir Abdelkader en costume algérien

Les origines berbères méconnues de l’émir Abdelkader

Présenté par la littérature comme le parangon de l’Arabe, l’émir Abdelkader a pourtant, à l’instar de tous les Algériens, des origines berbères. Celles-ci ont été occultées par les historiens et (sauf erreur de ma part), elles l’ont été aussi par ses biographes. Or quoique rares et lacunaires,  des sources existent sur le sujet et auraient pu être exploitées avec profit. J’en ai recensé cinq même si ce chiffre ne prétend pas être exhaustif, l’enquête étant loin d’être terminée. 

Les sources

La première mention qui fait état de l’origine berbère de l’émir semble remonter à 1840, soit dix années, après le début de la conquête française.  On la doit en réalité à deux ouvrages parus dans la même année.  Le premier est un essai historique rédigé par l’officier français Esterhazy Walsin 1 et le second est un document officiel de l’administration coloniale 2.  On peut s’étonner de voir un Français douter de l’origine arabe d’Abdelkader, et pourtant c’est ce que Esterhazy n’hésite pas à mettre en exergue. « Bien qu’Abd-el-Kader,  écrit-il, prétende être de pure race arabe, […] il paraît, au dire des habitants du pays, qu’il sort des Berbères Beni-Ifferen, et descend de cet Abd-el-Moula, qui a commandé autrefois à Tekedempt”3

Quant au second ouvrage, il se focalisera plus spécialement sur la plaine du Ghris et à la tribu des Hachem dont l’émir est issu. « D’après les traditions conservées par les thalebs, y lit-on d’emblée, la plaine de Gheris, avant l’invasion des Arabes, était habitée par les Berbers et les colonies romaines” 4. Selon ce document « Les Beni-Zeroual 5et les Beni-Rached, furent les premiers possesseurs de cette plaine après l’expulsion des Romains.” Mais bientôt “ils furent, poursuit le document, supplantés eux-mêmes par les Beni-Snous venus du Gharb (de l’ouest). Ces Beni-Snous passent pour les ancêtres des Hachem, qui sont encore appelés, dans le langage des savants, les Oulad-Snous” 6  Le troisième ouvrage qui aborde la berbérité de l’émir paraît en 1850. Il est rédigé par Rozet et Carette 7. Ces deux auteurs reprennent l’origine ifrinide d’Abdelkader mais avec cette différence qu’ils présentent cette origine comme un fait assumé par l’émir. Selon eux « Abd-el-Kader, le plus redoutable ennemi de la France en Algérie, prétend tirer son origine [de la tribu des Beni Ifren8 La quatrième source consiste en une synthèse historique érudite sur la tribu des Hachem. Publiée par Lespinasse dans la Revue Africaine (1877), l’étude en question s’appuie sur les indications d’Ibn Khaldoun. Elle confirme la tradition recueillie auprès des habitants du cru et que rapportent les trois sources précédemment citées 9.

Enfin la cinquième source est un ouvrage d’Ismaël Hamet paru en 1906. Cet Algérien “indigène”  a travaillé dans le bureau arabe de Mascara entre 1885 et 1887, puis entre 1889 et 1890. “L’Émir Abd-el-Kader écrit-il qui passe pour le champion de l’indépendance arabe en Algérie a été un Berbère champion de l’Islamisme”. Et d’ajouter “Il appartenait, en effet, à la tribu berbère toudjinite des Hachem-Gheris qui eurent Mazouna pour capitale et occupèrent le pays jusqu’à l’Ouarensenis et Lemdïa (Médéa), capitale d’une autre famille berbère, les Beni-Lemdïa” 10.

Les Hachem, une tribu zénète

Selon Lespinasse, les Hachem 11 sont un rameau de la grande confédération berbère des Beni Rached qui descendent des Zénètes (Zanāta). Ils ont pour cousins les Beni Ziyān et les Beni Toudjin. Les premiers ont fondé la dynastie  du même nom qui régna à Tlemcen. Quant aux seconds, ils ont fondé à l’ombre des premiers, une sorte de sous-dynastie. Ses souverains avaient le titre d’émir et durent régner pendant à peu près trois siècles à Takdemt, la ville même qui, après Mascara, servira de capitale à Abdelkader.

Les Beni-Rached occupaient à l’origine le djebel Âamour (qui s’appelait Djebel Rached). Chassés par les Âamour lors de l’invasion hilalienne, ils vinrent s’établir dans les monts de Beni-Chougrane près de Mascara. Ils donnèrent leur nom à la Kalâa qui se trouve, à peu près, à mi chemin entre Mascara et Relizane. (Ce sont les Beni Arax de Marmol). Une partie de cette tribu est partie plus tard s’installer près de la ville de Chlef où elle a conservé  le même nom jusqu’à nos jours. Elle était encore berbérophone au début du XXe siècle. Le parler amazigh qui s’y pratiquait était donc le même que celui qui était en usage chez les Hachem avant leur arabisation12.  Du vivant même de l’émir, la langue amazighe appelée localement zenatia, était en usage chez les Ben Halima de Frenda, (lesquels descendent des Beni-Toudjin). Ce parler géographiquement proche de la région de Mascara a subsisté jusqu’au début du XXe siècle 13

Au Moyen-âge, la tribu des Hachem a servi comme makhzen aux Mourabitoun et Mouwahidoun (Almoravides et Almohades) qui leur avaient concédé des terres dans la région de Tlemcen. La tribu s’est ensuite déplacée à la plaine du Ghris avant de s’y fixer définitivement. 

Le maraboutisme berbère, cet autre facteur d’arabisation

Cela étant, la question qui nous vient à l’esprit est celle de savoir pourquoi on n’a pas prêté beaucoup d’attention aux origines berbères de l’émir alors que ce fait mérite mûre réflexion ?

Il serait tentant de mettre cette omission au compte du (seul) colonialisme lorsque l’on sait que beaucoup de Berbères ont revendiqué une origine arabe.  Le mouvement maraboutique et des chorfa témoigne de cet état d’esprit qui a perduré au Moyen-âge voire jusqu’à l’ère moderne. Il est bienséant au marabout qui vient s’installer dans un quelconque recoin du Maghreb de se présenter à la population du cru comme étant d’ascendance orientale. La filiation (le nasab) conférait une forte légitimité religieuse à quiconque aspirait jouer un rôle central au Maghreb: émir, sultan ou marabout.  C’est pourquoi, il peut paraître un paradoxe que le Maroc, majoritairement berbère, soit le pays qui ait fourni son corps de marabouts « arabes » à l’ensemble de l’Afrique du Nord. Ne perdons pas de vue que ce Maghreb extrême avait, à un moment donné, incarné une sorte de pureté religieuse en sa qualité de berceau de deux grands empires berbéro-musulmans qu’avaient été les Almoravides et les Almohades.   Et pourtant quand ces clercs religieux berbères du Maroc ou de Targa zeggaghet (Saguia al-Hamra) parvenaient sur les terres où ils avaient l’intention de s’y fixer, ils furent astreints à faire valoir une origine arabe, y compris en Kabylie !   C’est dire qu’en pays  berbère, le fameux hadith, fréquemment évoqué  « il n’y a point de différence entre un Arabe et un non Arabe (‘Ajâmî) sauf en matière de foi » , n’a jamais été observé.  Ibn Khaldoun, historien du 14e siècle relevait déjà en son temps la propension des généalogistes amazighs à fabriquer des lignages justifiant une affiliation orientale. Ainsi, que l’on soit, Sanhādja, Masmouda ou Zanāta, on s’échinait à rivaliser de zèle pour se trouver un ancêtre venant du Yémen ou d’Arabie, quitte à impliquer des « spécialistes » , pour prouver une affiliation au prophète Mohamed 14

L’arabo-islamisme auquel l’État algérien d’aujourd’hui s’abreuve, ne tombe donc pas du ciel. L’émir Abdelkader est le personnage-modèle qui cristallise dans l’Algérie du 19e siècle l’espoir du retour au modèle politico-culturel médiéval interrompu par les Turcs. Il me semble que le choix des Kabyles de se donner au sein du mouvement nationaliste comme leader l’ « Arabe » Messali Hadj, procède de la culture maraboutique héritée du Moyen-âge. Messali ne commencera à être contesté que dès le moment où arrive la nouvelle élite de militants kabyles ayant connu la scolarisation en dehors des structures traditionnelles : école ou militance au sein du mouvement communiste. Moins sensible aux thèmes religieux, cette élite rentrera vite en conflit ouvert avec la direction du parti nationaliste pour déboucher sur la fameuse crise que l’on sait.   

Quand l’émir est vu comme un Français !

Il serait intéressant d’interroger la figure de l’émir Abdelkader au travers du « mythe kabyle ». Au-delà de sa visée politique, diviser pour régner, rappelons très rapidement et d’une manière très schématique que ce mythe établit une hiérarchie entre Français, Kabyles et Arabes. Les premiers sont au dessus de la mêlée, tandis que les seconds auraient des yeux bleus et seraient d’origine “germanique”  et donc plus ouverts à la civilisation européenne que les troisièmes. Ces derniers seraient fourbes et moins enclins à s’assimiler. En gros le mythe donne l’avantage aux Kabyles.  L’historienne canadienne Patricia M.E. Lorcin a raison d’utiliser la formule « mythe racial » à la place de celle de « mythe kabyle », qui est moins précise, voire arbitraire 15.  Mais de ce mythe, il est une scène particulièrement saisissante qui mérite qu’on s’y arrête.  Elle relate la visite effectuée par Abdelkader en 1839 à Sidi Ali-ou-Moussa en Kabylie. La chronique rapporte qu’une foule de gens accourus des quatre recoins de la montagne kabyle, s’était massée autour de l’illustre visiteur qui avait dressé sa tente au milieu du village. Commentant cette scène,  Daumas et Fabar, officiers de l’armée française, n’ont pu s’empêcher de s’exclamer « Rien de plus curieux que cette réunion de Kabyles entourant un Arabe 16. Le décor est ainsi planté : l’Algérie est habitée par deux races : les Arabes et les Kabyles.  Aucune place à la nuance.  Aucune allusion au fait qu’il s’agit d’une rencontre entre un Berbère arabisé et des Berbères restés berbérophones. Envahie par les thèmes et les mythes raciaux, la littérature coloniale pour la première fois s’agissant d’Abdelkader viole le code mythique auquel elle s’était jusque-là  astreinte en inversant les termes. L’ « Arabe » se voit soudainement propulsé à un rang supérieur tandis que le Kabyle se voit rétrograder en un être « grossier” 17. Et pourtant il ne s’agit pas d’une inversion proprement dite du mythe mais d’une identification des auteurs français au personnage de l’émir Abdelkader.  Cette identification semble procéder du phénomène de rapprochement entre société dominée et société dominante. Abdelkader, en occupant dans la société algérienne un rang équivalent à celui de l’empereur de France, en est venu à être identifié par les conquérants comme le « Français » de l’autre bord. Ces officiers-écrivains dont beaucoup sont d’origine aristocratique, croient revivre à travers l’émir leur propre situation. Ce fait a été relevé par les chercheurs Lucas et Vatin qui notent que l’armée d’occupation « retrouvait dans la société “ orientale ” les équivalents de la situation qu’elle s’imaginait remplir au sein de la société française 18. Aussi, nombre de peintres et d’écrivains dont Léon Roches, qui fut secrétaire de l’émir, dépeignent-ils celui-ci comme une personne ayant des « yeux bleus” 19. Le colonel Scott qui livrait des armes à Abdelkader soutenait que « ses yeux sont d’un bleu clair » et dit lui trouver « un teint blond 20 ». En outre, Scott croit même déceler chez « l’émir des Arabes des petits airs anglais…” 21. Mais les diverses sources ne s’accordant pas sur ces yeux bleus, ils ne doivent probablement exister que dans l’imagination de leurs auteurs.  

Par un jeu de miroir, Abdelkader ne pouvait être que le représentant du pays arabe.  C’est ainsi que l’Oranie  en devient le berceau. Le géographe Elisée Reclus peut alors écrire que « le gros des Arabes de race peuple les régions occidentales de l’Algérie : Mascara est la ville qui peut être considérée comme leur capitale naturelle ; Abd-el-Kader, lui-même un des types les plus parfaits de l’Arabe, en fit choix pour y placer le siège de son empire 22.

Tout compte fait, toute cette histoire entre Français et Berbères arabisés d’Algérie est sous-tendue par un désir conjoint d’arabité qui allait nourrir et renforcer le mythe racial. Lequel mythe devait condamner la figure d’Abdelkader à la perte progressive de ses traits berbères.

NOTES :

  1. Walsin Esterhazy, De la domination turque dans l'ancienne régence d'Alger, Paris, Librairie de Charles Gosselin, 1840.
  2. Anonyme, « De l'administration arabe dans la province d'Oran depuis le 30 mai 1837 » in TSEFA, Paris, Imprimerie royale, 1840, p.277. Ce document, qui est en fait un périodique, est l’ancêtre du Bulletin officiel du Gouvernement général de l’Algérie qui en prendra le relais à partir de 1861.
  3. Esterhazy, op.cité., p.101 (en note)
  4. De l'administration arabe... », op.cité, p.277.
  5. Originaires du Maroc, les Beni-Zeroual s’établirent d’abord, comme il a été dit plus haut, dans la plaine du Ghris avant d’émigrer vers l’arrière-pays de Mostaganem.
  6. La tribu des Beni-Snous est assez connue. Située à l’ouest de Tlemcen, on y parlait encore berbère jusqu’aux dernières années du XXe siècle.
  7. Rozet et Carette, L’Algérie, l’univers ou histoire et description de tous les peuples, de leurs religions, mœurs, coutumes, etc. Paris, Firmin Didot Frères, 1850.
  8. Rozet, op.cité, p. 384
  9. Lespinasse E., « Notice sur les Hachem de Mascara », Revue Africaine, n° 21, 1877.
  10. Hamet Ismaël, Les Musulmans français du Nord de l’Afrique, Librairie Armand Colin, Paris, 1906, p.98. Disponible sur Gallica: <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206937h.texteImage> . Je remercie Monsieur Abderrahmane Harkouk qui m’a signalé cette référence.
  11. Il existe également des Hachem kabyles, car une fraction de cette tribu en provenance du Maroc a émigré au cours du 17e siècle dans la région de Bordj-Bou-Arréridj, Sétif et Miliana. Les Hachem des Bibans furent expropriés et prirent activement part à l’insurrection d’El Mokrani. Voir à ce propos, V. Spielmann,  » La tribu des Hachem. Expropriation de 50 000 hectares de terres ou un aspect de la propriété indigène », La Brochure mensuelle, n°108, déc.1931, p3.
  12. On peut ajouter une sixième source. Il s’agit de l’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldoun ( trad.  de Slane, Alger, Imprimerie du gouvernement). Cette source antérieure de quatre siècles à la naissance d’Abdelkader atteste clairement de l’origine berbère des Hachem. Pour Ibn Khaldoun, cette tribu est une branche des Beni Tigherin (orthographié parfois Beni Tigrin). (Ibn Kh. t1, 1852,p.191). Il n’y a pas de contradictions avec ce que dit Lespinasse car les Beni Tigherin descendent également des Beni-Rached. Les Hachem s’étaient vu confier en outre par les Ziyanides l’administration de l’Ouarsenis (Ibn Kh., t3, p. 371).
  13. Voir à ce propos Doutté et Gautier, Enquête sur la dispersion de la langue berbère en Algérie, Alger, Adolphe Jourdan, 1913, p. 42.
  14. Voir Yelles Mourad, Cultures et métissages en Algérie. La racine et la trace, L’Harmattan, 2005. Coll. « Cefress », (en note), p.159.
  15. Patricia M.E. Lorcin, Kabyles, Arabes,Français : identités coloniales. Trad. de Loïc Thommeret, PULIM, Limoges, 2005.
  16. Daumas M. et Fabar M., La Grande Kabylie, études historiques, L. Hachette & Cie, Libraires de l’Université royale de France, Paris/ Librairie centrale de la méditerranée, Alger, 1847.
  17. Daumas, op.cité.
  18. Lucas P. & Vatin J.C., L’Algérie des anthropologues, Librairie François Maspero, Paris, 1975, p.20.
  19. Voir Pouillon François, « Du témoignage : à propos de quelques portraits d’Abd el-Kader en Oriental » , Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 132 | décembre 2012, mis en ligne le 13 décembre 2012, consulté le 03 août 2018. Disponible sur Open Edition : <http://journals.openedition.org/remmm/7892 >
  20. Bouyerdène cité par Pouillon, op.cité.
  21. Pouillon, op.cité.
  22. Reclus Elisée, Nouvelle Géographie universelle, XI, L’Afrique Septentrionale, 1886, Librairie Hachette et Cie, Paris, p.391

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise des cookies pour vous assurer la meilleure expérience sur notre site Web.